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Haytham Manna : “Catalogués malgré eux !”

Publié le 10 février 2014 par Gonzo

Ce lundi, les négociations reprennent à Genève entre le gouvernement syrien et des délégations d’une opposition divisée, alors que la situation sur le terrain militaire met aux prises, dans des configurations complexes, les forces du régime et leurs alliés locaux à des groupes militaires qui se revendiquent de plus en plus des formes extrémistes de l’islam politique tout en recevant le soutien de différentes puissances étrangères. Pourtant, des courants de l’opposition syrienne continuent, depuis les premières manifestations pacifiques de février 2011 à Damas, à prôner une autre forme de combat politique. C’est le cas en particulier du Comité national pour le changement démocratique en Syrie dont Haytham Manna, militant de longue date pour les droits de l’homme dans son pays, est le porte-parole à l’étranger. Alors qu’elles sont régulièrement reprises par la presse arabophone, ses déclarations, trop rarement relayées dans les médias étrangers, méritent pourtant qu’on en prenne connaissance. Prévue pour Orient XXI qui n’a pas souhaité la publier sous cette forme, cette traduction (par mes soins) est la version abrégée (avec l’accord de l’auteur) d’un texte publié le 3 novembre 2013 par le journal en ligne Ray al-youm.

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Haytham Manna : Catalogués malgré eux !

Au nombre de nos malheurs, il faut compter le fait que diverses parties prenantes au drame syrien ont décidé, dès le début, que la marche des événements et ce qu’on pouvait en attendre seraient déterminés de l’étranger, par l’étranger, au détriment de la lutte populaire civile et pacifique.

Tout le monde se souvient comment des éléments proches des Frères musulmans ont créé [sur Facebook] en février 2011 la page « La révolution syrienne contre Bachar Al-Assad », en demandant que celle-ci débute les 4 et 5 février, au jour anniversaire des massacres de Hama [en 1982]. On se souvient également comment les journaux ont décrit, le matin du 15 mars 2011, les manifestations et leurs victimes au jour mentionné par cette page. Or il n’y avait pas encore eu de blessés et encore moins de morts à cette date-là, mais certains avaient déjà préparé leur discours, ou plutôt leur désinformation médiatique.

Tout le monde se souvient également des premiers mouvements à Daraa, qui avaient pris pour cible un officier des forces de sécurité, Atef Najib, symbole de la répression et de la corruption dans ce gouvernorat. On parlait alors de corruption, de réformes, de fin de l’état d’urgence [en place depuis 1963], on scandait des mots d’ordre pour la dignité et la liberté. Les frontières entre ce qui se passait à l’intérieur du pays et à l’étranger étaient clairement tracées avec un slogan tel que « Ni Frères musulmans, ni salafistes, notre demande, un gouvernement civil ! »

La voix de la Syrie venait des épreuves et de la longue souffrance infligée par un système autoritaire, ses slogans étaient locaux, et n’émanaient pas du monde virtuel : « Pacifique, même s’ils en tuent cent chaque jour ! »… Le mouvement populaire en Tunisie et en Égypte avait créé un climat général favorable au changement pacifique. Il avait réveillé la résistance civile dans la conscience collective, dans toute la région. Mais dès le début, notre problème provenait des tentatives conçues depuis l’étranger et des médias visant à soumettre le mouvement populaire à des agendas qui ne respectaient pas le rythme du soulèvement populaire et les demandes venues de l’intérieur du pays.

Cette intervention a commencé à apparaître en toute clarté avec les noms qui furent donnés aux manifestations du vendredi. Des gens riches dans les pays du Golfe réclamaient des banderoles avec des slogans bien précis, puis des religieux de la Péninsule arabe ont pris le relais pour proclamer, d’une manière inconséquente, des slogans tels que : « Mille [soldats] de l’Otan plutôt que les Majus ou les Safavides » [comprendre «hérétiques iraniens»]. La voix de l’étranger a supplanté celle de l’intérieur, aussi bien dans les médias satellitaires que sur Internet.

Ce n’est par hasard que les six personnes qui appelaient depuis Istanbul à la mise en place d’un Conseil syrien de transition l’ont fait de l’étranger, alors qu’elles étaient porteuses de passeports européens ou américains et qu’il n’y avait pas avec elle un seul citoyen syrien de l’intérieur du pays. Ce n’est pas un hasard non plus si la promotion du projet [de renversement du régime syrien] a été faite depuis l’Occident et dans les pays du Golfe au détriment de la lutte interne menée sur le terrain par les forces vives de la société.

Dès la première réunion à Doha en juin 2011, nous avons essayé de faire en sorte que les bonnes intentions l’emportent et que la voix de l’intérieur puisse être entendue. J’ai ainsi demandé à l’un de ceux auxquels il a été promis un poste au sein du Conseil de revenir en Syrie pour empêcher que cette opposition soit en exil, ballottée entre les différents régimes, voisins ou non. Tout cela a été vain : l’aide médiatique, politique et financière a submergé l’opposition de l’étranger pour qu’elle devienne le porte-parole du peuple et de la révolution. Je me souviens encore de ce que m’a dit alors Azmi Bishara [conseiller du prince de Qatar] : « Si vous vous mettez d’accord sur une instance commune, un avion sera mis à votre disposition pour vous faire venir et procéder à votre reconnaissance internationale »…

Et pourquoi certains désapprouvent-ils aujourd’hui les propos d’un haut responsable américain qui a reconnu récemment que son pays était derrière la création de la Coalition nationale ? Quotidiennement, on nous répétait : « Deux semaines et tout sera fini. » Nous répondions que ce serait long. Les accusations pleuvaient sur nous, nous accusant de toutes les trahisons possibles, alors que ce sont eux qui ont prêté l’oreille à l’étranger, qui ont trahi tous les espoirs. Le jour où nous avons lancé les slogans réclamant la chute du régime dictatorial accompagné des trois « non » (non au confessionnalisme, non à la violence et non à l’intervention militaire étrangère), le porte-parole des Frères musulmans a expliqué qu’il n’y avait pas de tabous.

Le 10 août 2011, deux jours seulement après l’assassinat de mon frère Maen Aloudat, le site des Frères musulmans et des sites salafistes ont publié un article disant: « Oui au combat armé sous la bannière du djihad, oui à la riposte contre le confessionnalisme du régime par la mobilisation des sunnites, et oui à l’intervention militaire étrangère parce que nous sommes entrés dans une période de trêve entre les forces occidentales et l’islam. » Je me souviens encore de leur réaction quand j’ai affirmé, juste à la fin de ramadan en 2011: « Si la lutte devient armée, elle va s’islamiser, se confessionnaliser, se radicaliser et elle perdra son élan. »

A cause de la violence aveugle de certains secteurs de l’opposition soutenant l’option armée, certains de ceux qui ont donné au monde entier le plus bel exemple d’une résistance populaire civile se sont mis en retrait, se contentant dans le meilleur des cas de tâches humanitaires. Lorsqu’ils appartenaient à des minorités religieuses ou confessionnelles, ils ont été traités de soutiens du régime. Quand ils appartenaient aux franges éclairées de la majorité musulmane, ils ont été traités de lâches. Et s’ils s’avisaient de critiquer le déroulement des événements, ils ont été accusés d’appartenir aux bandes du régime [shabiha].

Toutes les tentatives d’action civile et pacifique ont été marginalisées, pour mieux permettre la diffusion des mots d’ordre pour le combat armé. Et l’opposition de l’étranger s’est tue lorsque de malheureux soldats ont très rapidement été tués à Jisr al-Shoghour [le 6 juin 2011]. Personne n’a cherché à savoir pourquoi les autorités turques avaient construit le premier camp à Alexandrette avant même l’arrivée des réfugiés. Combien de fois ai-je supplié les habitants du Sud de rester dans leur maison et de refuser de se réfugier dans les pays voisins ! Certains de ceux qui les encourageaient alors à gagner des zones tranquilles et sans danger nous le reprochaient.

Comment pourrions-nous oublier les pitreries d’un de ces clowns qui affirmait qu’avec une dizaine de milliers de Syriens réfugiés dans un de ses pays membres, l’OTAN interviendrait conformément à l’article 8 de sa charte ! Bien sûr, ni Al-Jazira, ni Al-Arabiya ne se sont donné la peine de s’interroger sur la réalité de l’existence de cet article. Un des hauts responsables de l’OTAN a éclaté de rire quand je lui ai raconté cette histoire ! Aujourd’hui, les réfugiés sont abandonnés à leur triste sort, tandis que l’assistance humanitaire et alimentaire est pillée … Mettre en garde contre toute cette tragédie, c’est être un partisan du régime ?

Face à tout cela, il s’est trouvé des consciences au sein de la nation pour dire «non», pour refuser chaque demande d’une intervention de l’OTAN. Tous ceux-là n’ont jamais été pour la dictature, ils se sont soulevés courageusement contre les appareils de sécurité et ils ont payé cher le prix de leur liberté et leur résistance. En vertu de quel pouvoir, au nom de qui certains s’arrogent-ils le droit d’étiqueter telle ou telle catégorie comme « affiliée au régime » ou « insuffisamment opposante » ? Le policier qui fait la circulation, est-ce un soutien de la dictature ? Le soldat qui se fait tuer à un barrage, son assassinat est-il licite ? Ces quartiers et ces villages bombardés sans discernement par tel ou tel groupe armé constituent-ils des cibles légitimes ? Doit-on être responsable des fautes des autres ? Qui sont les entrepreneurs de la révolution de l’étranger pour se faire les censeurs de la morale et de la révolution ?

Les combattants de Quraysh ont mutilé des cadavres alors que le prophète – que la paix soit sur lui – l’a interdit : Qu’est-ce donc que leur islam? Pourquoi ceux qui dénoncent les crimes commis par des étrangers seraient-ils des agents du pouvoir ou même ses alliés ? N’est-il pas temps de mettre un terme à cette farce ? Les hommes politiques et les militaires qui gardent le silence devant de telles pratiques, ou qui y participent, ne savent-ils pas que le Syrie vivra par et pour ses habitants et que ceux-ci devront bien vivre avec leurs voisins et non avec les Talibans, les Tchétchènes et tous les détraqués venus de tous les horizons porteurs d’un message de mort, d’où qu’ils viennent et quel que soit leur camp ?

Malgré l’ampleur de la tragédie que vit la Syrie, il reste aussi une majorité qui a pour programme un changement démocratique et civil. Malgré les échecs, leur foi en l’avenir est plus grande que celle de l’opposition habituée aux grands hôtels. Mais ceux qui sont tenus à l’écart ont une voix, un point de vue, des droits, ceux qui ont perdu la vie comme ceux qui sont encore vivants. Ce sont eux qui construiront la Syrie de demain, eux qui défendent vraiment la dignité, la nécessité d’un État fondé sur la loi et souverain. Ceux qui leur décochent leurs flèches en les traitant de mécréants ou en les critiquant, ceux-là doivent savoir que la mémoire du peuple est plus fidèle encore que celle des historiens, et que ce ne seront pas simplement les criminels du régime dictatorial qui devront rendre des comptes mais également ceux qui ont volé, qui ont trafiqué, vendu et acheté, qui ont comploté avec les forces obscurantistes régionales et la toute-puissance étrangère sur le dos de l’unité du pays.


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