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[Les fans] Jeune fille

Publié le 16 février 2014 par Teazine
Pour notre dossier sur les fans, on a demandé à des gens de nous raconter comment ils vivaient la chose.

[Les fans] Jeune fille
Texte : Fanny
Illustration : Lola Félin
Je n'ai jamais été à proprement parler "fan" d'une personnalité ou d'un groupe. C’est sans doute pour ça que je n'ai jamais rien à répondre à la question "Quel est ton groupe préféré". J'ai plutôt en tête un panthéon d'œuvres, d'auteurs, de groupes qui m'ont obsédée sur de courtes périodes. Il m'est cependant arrivé d'éprouver quelquefois un sentiment d'adoration irrationnel et démesuré, momentané, pour certaines œuvres et leurs auteurs. Mais ce qui me pétrifie alors, dans ma relation à l'artiste, c'est l'idée de la rencontre. La peur profonde d'approcher quelqu'un qui doit certainement se contre-foutre de ce que je peux penser de son travail.
J'avais dix-sept ans environ ce soir là, lorsque j'ai pris mon vélo pour me rendre dans la nuit au Lieu Unique. Une rencontre était organisée avec Anne Wiazemski autour de la sortie de son nouveau livre, Jeune fille. A l'époque, je ne connaissais pas sa carrière d'actrice, je n'avais pas encore vu La Chinoise. Mais j'avais été attirée par la teneur autobiographique du bouquin, qui raconte son entrée dans le monde du cinéma à l'occasion du tournage de Au hasard Balthazar de Robert Bresson. Elle était alors à peine majeure, le même âge que moi au moment de ma lecture. J'étais alors sensible aux livres qui pouvaient entrer en résonance avec tous ces questionnements sur ma propre condition de jeune fille, et celui-ci m'avait sincèrement remuée. Wiazemski y décrit cette étrange expérience qui l'a vue devenir très proche de Bresson, malgré cette différence d’âge. Le réalisateur noue alors une relation complexe avec elle, presque fusionnelle. Sur le tournage, il la fait dormir dans une chambre attenante à la sienne, de façon à l'avoir toujours près de lui. Il n'est jamais question de désir sexuel de sa part pour la jeune fille, mais plutôt d'une possessivité jalouse, entre celle du père et du démiurge. Paradoxalement, il n'hésite pas à la mettre dans des situations inconfortables lors du tournage de certaines séquences, conformément à ses habitudes de mise en scène qui visent à éprouver l'acteur pour saisir l'instant juste.
Je me retrouve donc ce soir-là à assister à un entretien entre un libraire nantais et Anne Wiazemski, alors âgée d'une soixantaine d'années. Dans la salle, surtout des types de plus de quarante ans, un public sans doute connaisseur de son travail d'actrice. C'était la première fois que je me rendais à ce type d'évènement, poussée uniquement par l'écho qu'avait eu en moi le texte. Je ne me souviens pas exactement de ce qui s'est dit, ni de quelles étaient les questions posées. Seulement qu'à la fin de la rencontre, alors que je trainais dans la librairie, je m'approchai timidement de l'auteur pour lui parler, la gorge serrée. Aucune excitation ni aucune sympathie dans ma démarche, au contraire quelque chose de grave qui me dépassait, une interrogation existentielle d'adolescente. C'était plus fort que moi : je devais l'interroger sur ses réactions face au personnage de Bresson, et, si mon souvenir est bon, sur les raisons qui l'avaient poussée à accepter tout de lui lors de cette période, professionnellement et intimement. Je n'avais pas compris ce qui s'était joué pour elle à ce moment-là. Je cherchais aussi des réponses pour moi, sans pour autant jamais avoir vécu une expérience similaire. Lui parler devait m’aider à tout éclaircir. Je me sentais mue, à la lecture et face à elle, par le désir de comprendre ce que je n'avais pas compris de ce destin qui me paraissait extraordinaire.
Impossible de me souvenir de ce que j'ai exactement demandé, ni de ce qu'elle m'a exactement répondu. Elle a écouté ma question et m'a répondu avec détachement et sans intérêt, très froide. Je crois qu'elle m'a dit que ce qu'elle avait vécu s'était imposé, et qu'il n'y avait rien de plus à saisir. Bien sûr, elle devait être étonnée du fait qu'une jeune fille l'aborde ainsi, pour l'interroger sur ses réactions d'il y a quarante ans, et non sur son travail d'écriture. Sa réponse avait été sèche. Je l'ai remercié et je suis repartie. J'avais brusquement les larmes aux yeux, d'avoir fourni tant d'effort et bravé ma timidité, pour réaliser finalement que cette femme elle-même n'était pas capable de m'apporter une réponse, de comprendre que j'en avais besoin.
Je reste, depuis cet épisode, irrationnellement habitée par l'idée que la rencontre avec l'artiste n'apporte rien, que ni lui ni moi n'en retirerons autre chose que de l'incompréhension. Lorsque je suis face à un musicien, à un auteur dont j'ai démesurément apprécié l'œuvre, je retrouve alors cette même peur panique qui m'avait saisie en quittant l'actrice, je me revois filer à vélo en séchant mes larmes.

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