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L’intérêt général et le nombre de Dunbar

Publié le 18 février 2014 par Copeau @Contrepoints

Par Guillaume Nicoulaud.

Huttériens au travail, 2004.

Huttériens au travail, 2004.

Si les mots ont encore un sens dans ce monde où le sophisme tient lieu d’argument politique, on peut raisonnablement affirmer que toutes les tentatives d’avènement d’une société communiste à grande échelle ont échoué. Dans tous les cas, le projet marxiste-léniniste est resté comme bloqué dans sa phase « inférieure », l’étape socialiste et la dictature du prolétariat, sans jamais parvenir à la dépasser. La chrysalide, pour reprendre l’analogie de Trotski1, n’est jamais devenue un papillon.

Pour autant, il est tout à fait faux de dire que le communisme n’a jamais existé. Des sociétés communistes ont existé depuis la nuit des temps et certaines continuent à fonctionner aujourd’hui encore. Mais ce que l’expérience des siècles suggère avec insistance, c’est qu’un tel ordre social ne peut exister et perdurer qu’à très petite échelle.

Communisme réel

Typiquement, les colonies huttériennes sont des exemples vivants de sociétés communistes qui perdurent depuis des centaines d’années et semblent se porter le mieux du monde. En effet, outre l’aspect religieux2, ces communautés pratiquent la propriété collective d’à peu près tout, fonctionnent sans argent et appliquent au pied de la lettre le célèbre aphorisme de Louis Blanc3 : « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins. » Les huttériens n’ont pas, à proprement parler, d’État parce que l’usage de la coercition est inutile ; ils travaillent pour le bien commun et consomment frugalement sans aucune incitation individuelle et, de manière très significative, leurs colonies sont pour l’essentiel autonomes — c’est-à-dire qu’elles fonctionnent sans pratiquement aucune aide extérieure.

Si j’écris « les colonies huttériennes », c’est parce qu’on en compte près de 500 disséminées entre le Canada et les États-Unis. Et si ces colonies sont si nombreuses, c’est parce qu’il existe une règle chez les huttériens qui veut que lorsqu’une communauté atteint le seuil de 150 individus, elle se sépare en deux et crée une colonie sœur. Si vous interrogez un huttérien sur la raison d’être de cette tradition ancestrale, il vous répondra qu’en petits groupes, les gens sont plus proches, plus unis, et que c’est « très important si vous voulez être efficace et réussir une vie communautaire »4 tandis qu’au-delà de 150 personnes dans une même colonie, des clans se forment et la vie communautaire n’est plus possible. Or, ce que ce chiffre de 150 a de remarquable c’est que c’est justement le nombre de Dunbar.

Le nombre de Dunbar

Robin Dunbar, anthropologue et psychologue évolutionniste britannique, a eu un jour l’idée pour le moins étrange de comparer, au sein de plusieurs espèce de primates, la taille des groupes qu’ils formaient naturellement avec celle de leur néocortex5. Surprise (ou pas), ces deux variables dont on aurait pu penser qu’elles étaient tout à fait indépendantes ne le sont pas du tout : le volume du néocortex d’une espèce permet de prédire avec une surprenante robustesse la taille des communautés qu’elle forme dans la nature. Naturellement, le britannique s’est empressé d’appliquer sa formule à notre espèce et en a conclu que la taille naturelle d’une communauté d’Homo sapiens sapiens primitive était d’environ 150 individus. C’est le nombre de Dunbar.

L’idée que développe l’anthropologue peut se résumer comme suit : une communauté se construit à base de relations individuelles or, le néocortex de l’homme moderne ne lui permet pas d’entretenir plus de 150 relations individuelles à la fois. Dès lors, ce que Dunbar a découvert, c’est la limite physique d’une communauté humaine dès lors que la cohésion du groupe repose sur des relations personnelles.

Ce dernier point est important : si vous considérez que nos États-nations modernes constituent des groupes humains, alors de tels groupes peuvent rassembler plusieurs centaines de millions d’individus. Ce qui rend de telles prouesses possibles c’est, comme le note Dunbar, le langage — qui est une manière peu onéreuse et très efficace de maintenir du lien social6 — mais c’est aussi et surtout le fait que ces « mégasociétés » humaines ne reposent pas sur des relations personnelles : typiquement le marché et le mécanisme de formation des prix (ou la planification autoritaire) permettent de coordonner les actions de plusieurs milliards d’individus sans qu’ils aient besoin de se connaître.

Or, il semble bien que ce sont précisément ces relations personnelles qui permettent aux colonies huttériennes de fonctionner en mode communiste ; raison pour laquelle, forte de plusieurs siècles d’expérience, elles s’autolimitent à 150 individus. En d’autres termes, tout se passe comme si le communisme était un ordre social tout à fait viable pour de petites communautés très solidaires mais devenait quasiment impossible au-delà du nombre de Dunbar — c’est-à-dire au-delà des capacités de notre cerveau.

Au-delà du communisme

Une société communiste doit-elle nécessairement reposer sur des relations personnelles ? De toute évidence, oui. En l’absence de planification centralisée (le modèle coercitif socialiste) et d’incitations individuelles (le modèle capitaliste libéral), c’est le seul moyen d’organiser la coopération des membres de la société. Imaginez une tâche aussi simple que la confection d’un crayon à papier7 et demandez-vous comment, sans coercition ni système d’incitation, une société communiste pourrait réaliser une telle prouesse si ce n’est pas au travers d’un lien social entre tous les participants au projet.

Est-ce, pour autant, propre au communisme ? Probablement pas. Dans la grande tradition de l’empirisme appliqué aux sciences sociales, on peut illustrer ce point en considérant une population de contrôle ; en l’occurrence les amish, culture on ne peut plus proche de celle des huttériens à ceci près qu’ils ne sont pas communistes stricto sensu puisqu’ils ne pratiquent pas la communauté des biens. Or, les amish aussi, limitent spontanément la taille de leurs églises (ou districts) à environ 150 individus.

La question que nous pose le nombre de Dunbar, dès lors qu’il est question de nos sociétés humaines, n’est pas à proprement parler celle de la communauté des biens. Ce dont il est question, plus généralement, c’est de ce que je vais appeler (faute de mieux) le modèle communautariste — dont le communisme serait une forme spécifique — c’est-à-dire d’une société dont la cohérence repose sur l’adhésion volontaire de tous ses membres à un objectif commun ; l’idée selon laquelle il serait possible, au-delà du nombre de Dunbar, de concevoir un ordre social qui puisse s’accorder sur ce fameux « intérêt général ».


Sur le web.

  1. Léon Trotski, La Révolution trahie (1936), chap. 9.
  2. Les huttériens sont un mouvement chrétien anabaptiste né au XVIe dans le Tyrol mais qui est aujourd’hui essentiellement présent au Canada et aux États-Unis. La religion est bien sûr le socle essentiel de ces communautés mais l’expérience — celle des premiers kibboutz par exemple — prouve que le « ciment » de telles sociétés n’est pas nécessairement de nature religieuse.
  3. Il apparaît pour la première fois dans Organisation du travail (1839).
  4. Explication d’un leader huttérien cité par Malcolm Gladwell dans The Tipping Point: How Little Things Can Make A Big Difference.
  5. Il s’agit, pour être précis, du volume du néocortex rapporté au volume total du cerveau. Voir Robin Dunbar, Co-evolution of neocortex size, group size and language in humans (1993).
  6. Considérez que chez nos cousins primates, c’est la fonction de l’épouillage.
  7. Voir Leonard E. Read, I, Pencil.

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