Frantic

Par Kinopitheque12

Roman Polanski, 1988 (États-Unis)



De contrariété en incident, de circonstance gênante en événement troublant, Polanski nous place, son personnage et nous spectateurs, dans un climat anxiogène : un pneu crevé sur le périphérique, une erreur de bagage délivré à l’hôtel, une femme qui soudain disparaît… Le réalisateur le dit dans les entretiens sur le film « [la disparition] recoupait une préoccupation que j’avais depuis longtemps. Quelqu’un qui s’absente pour une raison apparemment banale et dont l’absence se prolonge » *.

Richard Walker, cardiologue américain interprété par Harrison Ford, et sa femme Sondra, Betty Buckley, sont invités à Paris pour participer à un séminaire médical. Ils ont passé leur lune de miel à Paris il y a longtemps mais ne retrouvent plus rien du Paris romantique qu’ils avaient gardé en souvenir **. Arrivés au Grand Hôtel Inter Continental, ils posent leurs valises dans la chambre qui leur est réservée, commandent un petit déjeuner… Walker est sous la douche, un coup de fil, sa femme répond, il n’entend rien, finit de se laver, sort et, dans la chambre, se retrouve seul. Sa femme a disparu. Dans cette séquence introductive, Polanski a tout fait pour perturber le confort d’une situation habituellement plus agréable et, comme Walker face à cette absence inattendue, on reste hagard.

Le réalisateur ne se contente toutefois pas de cet état de surprise et de panique latente. Il ajoute à l’inconfort du personnage, le malmène et de diverses manières le prive de sa capacité d’agir. En effet, Harrison Ford n’est plus Han Solo ni Indiana Jones, il subit et devient incapable. Le héros laisse place à un antihéros désorienté et comme enfermé. Ainsi, l’éminent chirurgien est d’abord un étranger en France : quand il essaye de parler français, il a beaucoup de mal à se faire comprendre et, quand les locaux parlent anglais, ils sont monosyllabiques et répétitifs (Dominique Pinon en pilier de comptoir), donnent des conseils tout à fait inconvenants (Gérard Klein en employé d’hôtel qui propose à Walker de venir faire du sport en salle), peu compréhensifs (Yves Rénier en flic irritable) ou encore source de quiproquo (« the white lady »). Bref, les résidents n’aident pas et, à cause de la langue et de ces incompréhensions répétées, Walker est déjà d’une certaine façon enfermé. A l’ambassade américaine, l’aide n’est pas meilleure ; pire, la lente mécanique administrative lui fait perdre son temps et son sang-froid.

Richard Walker est donc un étranger enfermé dans une ville terne sous ciel blanc (pas de grandes avenues, pas de lieux connus, juste un bout de tour Eiffel aperçue au loin qui après un virage et un plan coupé disparaît), puis enfermé dans une chambre d’hôtel qui isole du reste du monde et même dans une douche, la caméra se retrouvant avec l’acteur dans la cabine, d’où l’on ne voit rien et d’où l’on n’entend rien. Plus loin, le chirurgien est enfermé à nouveau. Il n’est jamais vraiment à sa place, toujours mal à l’aise dans des situations pénibles ou cocasses : dans la salle de sport à laquelle on accède en traversant un couloir très étroit, dans les clubs de nuit malfamés, ou bien acculé dans les toilettes. Cette dernière scène est d’ailleurs révélatrice d’une perte totale de liberté. Dans de minuscules toilettes, ils sont deux, Walker et le dealer qu’il intéresse (filmés en gros plan ce qui contraste avec les plans larges et les profondeurs de champ exploités précédemment) : pas vraiment un moment d’absence de la part du médecin, ni un manque de réflexion mais seulement un malentendu et l’obligation de la situation, l’impossibilité de revenir en arrière ou de repousser un dealer qui pourtant n’impressionne en rien. Walker prend de la drogue contre sa volonté et ne peut réagir qu’une fois le dealer parti : il se précipite alors sur un lavabo et se nettoie le nez, consterné par son inaction.

Le corps de l’acteur dans son costume unique est encore contraint sur les vieux toits gris de Paris : un corps tendu, en déséquilibre constant malgré ses contorsions, sans appui, il glisse sur les tuiles et manque de tomber. Il s’applique à ces exercices pour chat de gouttière afin d’atteindre l’appartement de Michelle que joue Emmanuelle Seigner, jolie dévoyée punk-rock vers laquelle l’ont mené les maigres indices collectés. Quand Walker accède enfin au petit appartement de bonne, il passe par une lucarne, puis se retrouve nu, se fait cogner et perd connaissance… Dans cet état, il est déplacé et c’est Michelle, impétueuse et décidée (elle court après son argent), qui prend l’initiative.

Harrison Ford, lui, est privé de sa liberté de parole et de mouvement et, ironie des scénaristes et du réalisateur (Gérard Brach avec qui Polanski travaillait depuis Répulsion, 1965), c’est bien après la liberté qu’il court. Car c’est le prétexte hitchcockien du film : une statuette souvenir de la statue de la Liberté contenant le détonateur nucléaire (!) qui servira de monnaie d’échange avec les ravisseurs pour libérer sa femme. L’ironie des auteurs va même plus loin puisque le pauvre chirurgien ne cessera de côtoyer cette liberté sous forme de statuette ou de statue (quand il se trouve tout à côté de la réplique de l’Île aux cygnes). Mais ces libertés sont toutes artificielles, il ne s’agit que de reproductions miniatures, des leurres pour touristes et non, ce qui lui manque cruellement, d’une véritable possibilité d’agir.

En fait, Frantic c’est un peu La mort aux trousses, les paysages bouchés et les intérieurs cloisonnés, gris et non plus en Technicolor, avec un même antihéros, perdu et dépassé. Mais la solitude, la paranoïa et l’enfermement ne sont pas nouveaux chez Polanski et plusieurs personnages partagent ces états-là avec Harrison Ford : Catherine Deneuve dans Répulsion, Sigourney Weaver dans La jeune fille et la mort (1994), Adrian Brody dans Le pianiste (2002), Ewan McGregor dans The ghost writer (2010)…


* Alexandre TILSKY, Roman Polanski, Gremese, 2006, p. 76. L’auteur donne un sous-titre à son chapitre sur Frantic : « L’insoutenable absence de l’être aimé ».
** Alors que l’on apprend au cours des dialogues que Richard et Sondra ont passé leur lune de miel à Paris en 1968, Alexandre Tilsky note que Roman Polanski laisse là une trace autobiographique puisque la même année lui et sa femme Sharon Tate connaissaient aussi à Paris ce même « bonheur conjugal ». Alexandre TILSKY, op. cit. p. 77.