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L’Histoire hors-sol – Sur Pierre Nora, Recherches de la France.

Par Les Lettres Françaises

L’Histoire hors-sol

Sur Pierre Nora, Recherches de la France.

Pour célébrer ses 80 ans, en 2011, Pierre Nora n’a pas seulement été l’objet d’une biographie – ou plutôt d’une hagiographie de vivo – par François Dosse, spécialiste d’une approche un peu anecdotique, voire people, de l’histoire intellectuelle française. Le fondateur de la « Bibliothèque des histoires » de Gallimard a également entrepris cette année-là de s’auto-panthéoniser, en quelque sorte, en publiant dans sa prestigieuse collection un premier recueil de ses articles, intitulé Présent, nation, histoire. Voici le second, Recherches de la France, dont les 18 textes sont consacrés à l’histoire nationale depuis la Révolution et, pour 4 d’entre eux, à des comparaisons avec l’autre modèle issu des Lumières, celui des États-Unis. P. Nora a pris soin de séparer ces deux volumes d’études historiques, d’un côté, et, de l’autre, ses interventions plus directement engagées, qu’il a réunies dans une autre collection de Gallimard, « La Blanche », sous le titre Historien public. Pourtant, si nourries d’érudition qu’elles soient pour beaucoup d’entre elles, les présentes Recherches sont, comme toute l’œuvre de leur auteur, sous-tendues d’un militantisme néo-conservateur plus ou moins discret.

Comment P. Nora a-t-il pu superposer, combiner et partiellement confondre le champ de la recherche et celui de l’opinion pour se ménager la position si singulière qui est la sienne en France – une position qui depuis 40 ans a fait de lui un acteur majeur, avec François Furet et quelques autres, du basculement de la vie intellectuelle vers la droite dans ce pays ? L’aspect sociologique est évidemment fondamental. S’il a pu accumuler un capital symbolique dont seuls les savants les plus reconnus par leurs pairs se trouvent parfois dotés et le mettre à profit à l’intérieur du champ scientifique comme à l’extérieur, dans l’édition et dans les médias, c’est d’abord du fait de sa situation au cœur de multiples et vastes réseaux. Nul hasard, de ce point de vue, si la carrière de chercheur et d’enseignant de P. Nora s’est faite à Sciences-Po Paris et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, deux institutions françaises excentrées au plan universitaire mais dominantes, car directement connectées aux pouvoirs politiques et éditoriaux. Au plan intellectuel, trois constantes apparaissent à la lecture des présentes Recherches, dont la combinaison souvent talentueuse a fait l’efficacité de la « méthode Nora », depuis le texte le plus ancien, une présentation du 18 brumaire de Marx datée de 1964, jusqu’au plus récent, un article sur les transformations de l’« identité nationale » paru en 2010. La première de ces constantes est une rhétorique tranchante et portée au raccourci. Les deux autres sont des choix thématiques : l’histoire purement politique des identités et des mémoires, d’une part, et, d’autre part, l’historiographie. Des choix hautement rentables, car économiques du point de vue de l’investissement à consentir en termes de recherche et de preuve, tout en se prêtant à une valorisation facile.

Le style de P. Nora procède systématiquement par accumulation de formules volontiers péremptoires, par découpages souvent ternaires et, surtout, par jeux binaires d’opposition, de renversement ou d’assemblage : Voltaire et Rousseau, Sartre et Aron, gaullisme et communisme, impotence de la représentation parlementaire ou dictature, royauté sacrée d’Ancien Régime et religion patriote de la République, Chomsky cartésien en logique mais anarchiste en politique (ce qui constituerait un paradoxe évident), etc. Ces effets rhétoriques, pas plus que la multiplication des références à une foule de faits, d’œuvres ou de figures intellectuelles, ne peuvent masquer à une lecture un peu attentive le caractère souvent tortueux, voire obscur, ou la superficialité de nombreux raisonnements. S’il possède une vaste culture, s’il a su bien s’informer de résultats obtenus par la recherche laborieuse, P. Nora n’a pas ou peu travaillé lui-même sur les sources de première main, sinon sur les sources historiographiques. La fréquentation des documents, il est vrai, n’était guère nécessaire à une approche dont la caractéristique essentielle est en définitive d’importer une forme d’éditorialisme dans le champ des études historiques.

Cette histoire hors-sol n’est possible qu’en déconnectant radicalement le politique et le religieux de leurs conditions sociales et économiques. Cela autorise les belles et très discutables démonstrations transhistoriques dont abondent, par exemple, les entrées « Nation » et « République » rédigées jadis pour le Dictionnaire de la Révolution française de Fr. Furet et Mona Ozouf. Mais cela conduit aussi P. Nora, dans un récent article du Débat, à l’idée toute faite et fort douteuse selon laquelle les musulmans, du seul fait de leur religion, auraient plus de mal à trouver leur place en France aujourd’hui que naguère les populations immigrées chrétiennes.

L’histoire de la discipline historique et celle de la mémoire, qui dominent le livre comme toute la production de Nora, ont bien sûr leur nécessité. Mais leur accorder une trop grand place peut être la marque d’une impuissance, d’un renoncement à écrire de l’histoire au premier degré, c’est-à-dire à réinvestir la vie du passé par le récit. Le titre de ces Recherches de la France, repris d’un célèbre ouvrage du XVIe siècle, indique bien un tel manque d’invention – qui n’exclut pas une forte valeur de stimulation, due aussi bien à l’intelligence de l’auteur qu’à ses partis-pris politiques inavoués mais évidents. Entre Michelet, le « ressusciteur » halluciné en qui il voit finalement un hystérique, et Lavisse, le catéchiste national de la IIIe République, la préférence de P. Nora ne fait pas de doute. Or si Michelet est le père de l’histoire moderne, c’est parce qu’il a su le premier, bien avant que Walter Benjamin en donne la formule, « faire exploser le passé dans le présent ». P. Nora se sera employé pour sa part, avec son histoire au futur antérieur, à mettre le passé au service du grand projet consensualiste et conservateur qui domine en France et dans le monde depuis les années 1980. Ses diagnostics sur la fin de l’exceptionnalisme et de la supposée « guerre civile » hérités de la Révolution française ne cachent guère une hantise bourgeoise de l’égalité et une injonction, au fond, à la conversion au modèle anglo-états-uniens. Ses poncifs sur « la fin des idéologies » ne sont que des contributions au triomphe de la plus puissance d’entre elles, le néo-libéralisme. Son inquiétude face à ce qu’il appelle la « criminalisation » du passé par les opprimés d’hier, anciens colonisés en tête, exprime aussi bien une méfiance générale à l’égard de l’émancipation qu’un préjugé favorable aux pouvoirs et à l’ordre des choses. Et ses considérations sur la fin des intellectuels trahissent surtout une aspiration à voir s’éteindre la pensée critique.

Jean-Raymond Baudier

(Cet article est la version longue du texte publié dans les Lettres françaises du 6 février sous le titre « L’histoire au passé antérieur de P. Nora »)



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