L’Année dernière à Marienbad – critique

Par Tedsifflera3fois

Alain Resnais est mort il y a 3 jours. Retour sur le second long métrage de l’un des plus grands cinéastes de l’histoire. Ecrit par Alain Robbe-Grillet, l’un des chefs de file du Nouveau Roman, le film propose une expérience totalement inédite et fascinante. L’Année dernière à Marienbad, et 50 ans plus tard, Les Herbes Folles. Resnais aura égaré et subjugué des générations de spectateurs, avec toujours la même quête insensée : essayer de donner du sens à la vérité nue.

Synopsis : Dans un grand hôtel fastueux, un homme tente de convaincre une femme qu’ils ont eu une liaison l’année dernière à Marienbad.

Le temps qui passe. Le souvenir. Et l’incertitude. Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le passé, cette vérité de laquelle il ne reste que des bribes, des pensées vagues, des images floues, des vides?

Alors, comme la mémoire, le film d’Alain Resnais est rempli de trous… et d’images doubles, ou multiples. C’est qu’on ne se souvient plus de la continuité, on ne sait plus comment on est passé de tel instant à tel autre. Et c’est aussi que chaque instant dont on se souvient, prend des formes différentes à mesure qu’on le scrute. Parfois, le souvenir disparaît carrément, on le plaçait mal, au mauvais moment, au mauvais endroit, on avait mélangé deux images, raccourci le temps, oublié les lignes.


L’Année dernière, on en est sûr. L’Homme en est sûr, tout du moins. Marienbad? Peut-être. Ou peut-être ailleurs. Le titre lui-même affirme une incertitude. Le film pourrait s’appeler "L’année dernière, sûrement, à Marienbad, peut-être".

Alors, se sont-ils connus, comme l’affirme l’Homme, ou bien confond-il, comme l’affirme la Femme? Pourtant, les preuves s’accumulent. La description d’un lieu, une photo, la résistance vacillante de la Femme. Pourquoi refuse-t-elle de se souvenir?

Où était le miroir dans la chambre? Quelle était la position de la Femme sur ce lit? Pouvait-elle entendre les pas de son mari? Y a-t-il eu un mort? Alors, on comprendrait le traumatisme. Mais qui serait le narrateur? Ou bien, à qui parlerait-il?

Il faut bien que les deux personnages soient vivants pour que le dialogue ait lieu. A moins qu’il ne s’agisse d’un dialogue intérieur? Dans ce château baroque, trop riche, trop chargé, comment retrouver l’essence du passé? Dans cet esprit tortueux qui est celui des hommes, la caméra se promène, pleine de mouvements, comme à la recherche de la vérité. L’univers du film n’est alors peut-être plus que la représentation étouffante d’une pensée trop large et labyrinthique. Où chercher?

Le temps s’arrête souvent, dans des plans stupéfiants de flash mob avant l’heure. La caméra se promène entre les figurants du passé, arrêtés en pleine action. Parfois, entre les êtres immobiles, la Femme ou l’Homme continue de vivre, comme le centre d’attention d’une mémoire en action.

Des bribes de conversation nous arrivent ici et là, rejoignant parfois l’image qui leur donne vie. Tous ces couples parlent de rien, dans un espace gigantesque, surchargé, artificiel. Les mondanités sont les mêmes que celles de ces couples qui discutent dans Pierrot le fou.

Dans ce vide de normalité, les êtres disparaissent, le sens n’a plus d’importance. L’Homme est grave pourtant, il ne se soucie pas des noms, des lieux, des détails, de la vie. Emmené dans une quête métaphysique, il se heurte à la curiosité de la Femme, qui voudrait des noms, des lieux, des détails, de la conversation.

Comment réconcilier le mot et l’idée, le signifiant et le signifié, la discussion et le sens, la souvenir et le passé? Entre le réel, banal, et l’interprétation du réel, douteuse ou inexistante, il y a un hiatus tragique. Qu’en est-il d’ailleurs de cette statue, qui fige elle aussi deux êtres du passé dans la pierre? L’homme protège-t-il la femme d’un danger, celle-ci lui montre-t-elle un sujet d’espoir? Peut-on envisager que les deux soient vrais?

Comme des statues, les personnages de nos souvenirs se figent, eux-aussi, dans cet hôtel fastueux. Peut-on envisager que tout ait un sens, et qu’il n’y ait pas, comme on l’a dit, autant de films que de spectateurs?

Dans L’Année dernière à Marienbad, tout est d’une précision minutieuse. Certains plans sont étonnants, à couper le souffle. Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet ne semblent pas avoir joué aux dés. Il faudrait voir et revoir le film pour mieux cerner cette histoire libre et obsédante. Être libre, c’est choisir. Comme pour le mari, champion d’un jeu à la précision mathématique, chaque coup semble prévu, chaque geste calculé.

Jusqu’à ce que la réalité rejoigne la pièce de théâtre du début du film, à laquelle nous croyions que les personnages assistaient, sans que nous ne soupçonnions qu’il s’agissait déjà d’eux, de leurs souvenirs, de leurs attentes. Assez vite, il n’y a plus aujourd’hui et l’année dernière, car le présent même semble raconté par l’Homme, le présent même semble glisser doucement vers le passé. Le film commence avec une pièce de théâtre qui figurait déjà la fin du film. Comment ne pas penser aux constructions énigmatiques de David Lynch (ou plutôt comment ne pas penser que David Lynch se soit inspiré de Marienbad), quand le temps et la mémoire sont déformés jusqu’à créer une nouvelle conception du monde et de la vérité?

Alors la Femme a beau se démener, elle va devoir céder. L’horloge sonne minuit. Le temps reprend ses droits. On peut toujours tordre le coup au passé, on ne peut pas lutter contre le temps qui passe. Tout ce qu’on déforme dans notre esprit se reforme dans la réalité. Dans un jeu d’allers-retours incessants, on pense le monde qui nous fait penser. On modifie le vrai qui nous modifie.

Et l’amour? 40 ans avant Eternal Sunshine of the spotless mind, Alain Resnais dessinait déjà l’empreinte indélébile laissée en nous par l’être qu’on a aimé. Sous l’oubli, la douleur. Sous la douleur, l’amour. S’est-on vraiment aimés l’année dernière à Marienbad? Ou, dit autrement, l’amour, une fois passé, s’efface-t-il pour toujours?

Alain Resnais filme le doute et les cicatrices de façon presque expérimentale, dans un récit sans queue, sans tête, sans les liens qui, d’une scène à l’autre, expliquent le présent par le passé, les conséquences par leur cause. Il nous donne un film existentiel, il fait de l’existence une cathédrale du vide, où l’on se débat de toutes nos forces pour redonner un sens à la continuité du temps, et à la rencontre de deux êtres.

Note : 8/10

L’Année dernière à Marienbad
Un film d’Alain Resnais avec Delphine Seyrig, Giorgio Albertazzi, Sacha Pitoëff
Drame, Romance – France, Italie – 1h34 – 1961
Lion d’Or au Festival de Venise 1961