Hier soir, Frédéric Pajak était l'invité de l'association littéraire Tulalu!?, au Lausanne-Moudon
Il venait tout juste de Marseille où il avait mis ses pas dans ceux de Walter Benjamin. Et c'est avec émotion qu'il avait pu lire des lettres de l'écrivain dans les archives de la ville...
Pendant longtemps Frédéric Pajak a été réfractaire à Walter Benjamin, qui n'est pas un écrivain d'accès facile et qui, de plus, était largement influencé par le marxisme. Mais à le fréquenter longuement, à lire des milliers de pages de lui ou sur lui, il a fini par éprouver de l'empathie pour lui.
Ce n'est pas la première fois qu'il mettait les pieds à Marseille. Quand il y va, il sait qu'il y fera des rencontres et qu'il aura des conversations invraisemblables, qu'on ne peut avoir que là-bas. Il lui suffira de s'installer dans un café et de se laisser entraîner à parler avec ceux qui l'entourent, ce qui ne demande pas beaucoup d'efforts, parce que Marseille est par excellence la ville de la tchatche...
Frédéric Pajak aime la vie réelle et n'a pas de mots assez durs contre la vie virtuelle, contre le progrès devenu religion. Pour lui, le livre, au contraire, fait partie de la vraie vie. De l'importance du Livre pour les juifs, puis pour les chrétiens...
Frédéric Pajak plaint ceux qui ne lisent pas, parce qu'ils ne vivent pas vraiment (peut-être, pour ma part, mourrai-je quand je n'aurai plus le moindre désir de lire...), mais il sait très bien que les lecteurs n'ont jamais été vraiment très nombreux...
Frédéric Pajak distingue les vrais livres, ceux qui supposent un engagement de la part de leur auteur (à ne pas confondre avec l'engagement politique) et les autres. Il lit cinquante pages par jour des premiers, tels Friedrich Nietzsche ou Walter Benjamin, qui n'ont pas eu de leur vivant beaucoup de lecteurs, mais qui savaient au tréfonds d'eux-mêmes qu'ils avaient un destin.
Et, s'il ne dessine pas tous les jours, Frédéric Pajak écrit quotidiennement...
Un jour, quand il a appris que Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese étaient orphelins de père comme lui, il les a lus avec un autre regard et les a compris tout autrement. Personne n'avait souligné cet aspect avant lui, sans doute parce qu'il fallait pour le faire se trouver dans la même configuration.
Tirées de toutes ses lectures, Frédéric Pajak fait de nombreuses citations dans ses textes. Il ne s'agit pas pour lui de les commenter, mais de se les approprier. Comme il le fait avec ses dessins. Il dessine en effet à partir de tableaux, de cartes postales, de photographies. Mais, ce faisant, il ne plagie pas, comme aurait dit Lautréamont, il crée à son tour.
Comment fait-il pour associer ses textes et ses dessins? Cette association s'apparente au montage des films de cinéma. Cela n'a rien à voir avec les bandes dessinées, puisque les personnages ne se retrouvent pas d'un dessin l'autre. Cela a à voir avec le sentiment, qui est encore le meilleur guide pour mener à bien ce genre d'opération. Dans l'euphorie, il monte ainsi plusieurs livres avant de parvenir à la version définitive.
Finalement, son Manifeste incertain, dont il ne savait pas de combien de volumes il serait composé au moment où il publiait le premier, en comportera neuf. Aussi bien le mot incertain du titre qualifiait-il non seulement le nombre de volumes que comporterait ce livre, mais également son contenu, où se reflète l'incertitude qui l'habite depuis sa jeunesse.
Pour les hommes de sa génération (qui est également la mienne, celle de ceux qui sont nés pendant les années 1950), existaient alors des idéologies totalitaires telles que le maoïsme ou le trotskisme, dont les adeptes croyaient à un avenir radieux, alors qu'aujourd'hui plus personne ne propose d'avenir...
A l'époque, en tout cas, il n'a jamais cru que les Français deviendraient un jour des Chinois... Et, quand il s'est rendu en Chine en 1982, il a pu mesurer le décalage qui existait entre ceux qui prônaient le maoïsme et ceux qui le vivaient.
Frédéric Pajak est né pendant les trente glorieuses et il a subi le chantage qui consistait à lui dire que s'il n'était pas content, il pouvait toujours aller en Union soviétique... Mais le monde qui se construisait dans ces années-là ne le séduisait pas davantage avec son industrialisation à outrance et la destruction de l'environnement...
Alors, depuis, il vit dans l'incertitude. Et c'est cette incertitude qu'il partage avec les autres dans son Manifeste.
Francis Richard
Ses deux derniers livres: