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Extrêmes droites mutantes en Europe

Publié le 05 mars 2014 par Charlesf

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A paraître dans le "diplo" de mars sous le titre

"Extrêmes droites mutantes en Europe"

extremes droites en europe

Depuis une trentaine d’années, un peu partout en Europe, les extrêmes droites ont le vent en poupe. Si quelques partis imprègnent leurs diatribes de références néonazies, la plupart cherchent la respectabilité et envahissent le terrain social. Se présentant comme le dernier recours et comme un rempart contre une supposée islamisation de la société, ils poussent à une recomposition des droites.

par Jean-Yves Camus, mars 2014

Si l’on fait remonter l’émergence des populismes d’extrême droite au début des années 1980, plus de trente ans ont passé sans qu’apparaisse plus clairement une définition à la fois précise et opérationnelle de cette catégorie politique. Il faut donc tenter d’y voir plus clair dans la catégorie fourre-tout de ce que l’on nomme communément « extrême droite » ou « populisme » (1).

En Europe, depuis 1945, le terme d’« extrême droite » désigne des phénomènes très différents : populismes xénophobes et « antisystème », partis politiques nationaux-populistes, parfois fondamentalismes religieux. La consistance du concept est sujette à caution, dans la mesure où, d’un point de vue plus militant qu’objectif, les mouvements affublés de cette étiquette sont interprétés comme une continuation, parfois adaptée aux nécessités de l’époque, des idéologies nationale-socialiste, fasciste et nationaliste autoritaire dans leurs diverses déclinaisons. Ce qui ne reflète pas la réalité.

Certes, le néonazisme allemand — et le Parti national-démocratique d’Allemagne (NPD) dans une certaine mesure — comme le néofascisme italien (réduit à CasaPound Italia, Flamme tricolore et Force nouvelle, soit 0,53 % des voix au total) s’inscrivent bien dans la continuité idéologique de leurs modèles, de même que les avatars tardifs des mouvements des années 1930 en Europe centrale et orientale : Ligue des familles polonaises, Parti national slovaque, Parti de la Grande Roumanie. Toutefois, au plan électoral, seul le défunt Mouvement social italien (MSI), dont l’histoire s’interrompt en 1995 avec le tournant conservateur impulsé par son chef Gianfranco Fini, a réussi à sortir cette famille politique de la marginalité en Europe occidentale (2) ; et à l’Est, elle marque aujourd’hui le pas (voir carte). Même si les succès d’Aube dorée en Grèce et du Jobbik en Hongrie (3) prouvent qu’elle n’est pas définitivement enterrée, en 2014 elle est très minoritaire.

Acceptation de la démocratie parlementaire

L’époque ne prisant guère les grandes idéologies qui prônent l’avènement d’un homme et d’un monde nouveaux, les valeurs de cette extrême droite traditionnelle s’avèrent inadaptées. Le culte du chef et du parti unique convient mal aux attentes de sociétés éclatées, individualistes, dans lesquelles l’opinion se forge à travers les débats télévisés et la fréquentation des réseaux sociaux. Toutefois, le legs idéologique de cette extrême droite « à l’ancienne » reste fondamental. C’est d’abord une conception ethniciste du peuple et de l’identité nationale, dont découle la double détestation de l’ennemi extérieur — l’individu ou l’Etat étranger — et de l’ennemi intérieur — les minorités ethniques ou religieuses et l’ensemble des adversaires politiques. C’est aussi un modèle de société organiciste, souvent corporatiste, fondé sur un antilibéralisme économique et politique niant le primat des libertés individuelles et l’existence des antagonismes sociaux, si ce n’est celui opposant le « peuple » et les « élites ».

Les années 1980-1990 ont vu le succès électoral d’une autre famille, que les médias et nombre de commentateurs ont continué à appeler « extrême droite », même si certains sentaient déjà que la comparaison avec les fascismes des années 1930 n’était plus pertinente, qu’elle empêchait la gauche d’élaborer une réponse autre qu’incantatoire à ses adversaires. Comment nommer les populismes xénophobes scandinaves, le Front national (FN) en France, le Vlaams Belang en Flandre, le Parti libéral d’Autriche (FPÖ) ? La grande querelle terminologique commençait, qui n’est pas encore close. « National-populisme » — utilisé par Pierre-André Taguieff (4) —, « droites radicales », « extrême droite » : l’exposé des controverses sémantiques qui opposent les politistes nécessiterait un livre entier. Suggérons donc simplement que les partis mentionnés ont muté de l’extrême droite vers la catégorie des droites populistes et radicales.

La différence tient à ce que, formellement et le plus souvent sincèrement, ces partis acceptent la démocratie parlementaire et l’accession au pouvoir par la seule voie des urnes. Si leur projet institutionnel reste flou, il est clair qu’il valorise la démocratie directe, par le moyen du référendum d’initiative populaire, au détriment de la démocratie représentative. Le slogan du « coup de balai » destiné à chasser du pouvoir des élites jugées corrompues et coupées du peuple leur est commun. Il vise tout à la fois la social-démocratie, les libéraux et la droite conservatrice.

Le peuple est pour eux une entité transhistorique englobant les morts, les vivants et les générations à venir, reliés par un fonds culturel invariant et homogène. Ce qui induit la distinction entre les nationaux « de souche » et les immigrés, en particulier extra-européens, dont il faudrait limiter le droit de résidence ainsi que les droits économiques et sociaux. Si l’extrême droite traditionnelle reste à la fois antisémite et raciste, les droites radicales privilégient une nouvelle figure de l’ennemi, à la fois intérieur et extérieur : l’islam, auquel sont associés tous les individus originaires de pays culturellement musulmans.

Les droites radicales défendent l’économie de marché dans la mesure où celle-ci permet à l’individu d’exercer son esprit d’entreprise, mais le capitalisme qu’elles promeuvent est exclusivement national, d’où leur hostilité à la mondialisation. Ce sont en somme des partis nationaux-libéraux, qui admettent l’intervention de l’Etat non plus seulement dans les champs de compétence régaliens, mais aussi pour protéger les laissés-pour-compte de l’économie globalisée et financiarisée, comme en témoigne le discours de Mme Marine Le Pen, présidente du FN (5).

En quoi les droites radicales se distinguent-elles finalement des droites extrêmes ? Avant tout, par leur moindre degré d’antagonisme avec la démocratie. Le politologue Uwe Backes (6) montre que la norme juridique en vigueur en Allemagne admet comme légitime et légale la critique radicale de l’ordre économique et social existant, tandis qu’elle définit comme un danger pour l’Etat l’extrémisme, qui est un rejet en bloc des valeurs contenues dans la Loi fondamentale. Sur la base de cette classification, il semble pertinent de nommer « droites extrêmes » les mouvements qui récusent totalement la démocratie parlementaire et l’idéologie des droits de l’homme, et « droites radicales » ceux qui s’en accommodent.

Un ethnicisme explicite ou latent

Ces deux familles occupent une place différente dans le système politique. Non seulement l’extrême droite se trouve dans la situation de ce que le chercheur italien Piero Ignazi appelle le « tiers exclu » (7), mais elle se fait aussi gloire de cette position et en tire des ressources. Les droites radicales, elles, acceptent de participer au pouvoir, soit comme partenaires d’une coalition gouvernementale — la Ligue du Nord en Italie, l’Union démocratique du centre (UDC) en Suisse, le Parti du progrès en Norvège, soit comme force d’appoint parlementaire d’un cabinet dans lequel elles ne siègent pas : le Parti pour la liberté (PVV) de M. Geert Wilders aux Pays-Bas, le Parti du peuple danois. Leur pérennité est-elle assurée ? Ce type de parti vit sur le fil, entre une marginalité qui, si elle dure, mène à un « plafond de verre » électoral et une normalisation qui, si elle s’avère trop évidente, peut conduire au déclin.

L’exemple grec est un cas d’école. Après presque trente ans d’existence groupusculaire, le mouvement néonazi Aube dorée remporte près de 7 % des voix lors des deux scrutins législatifs de 2012 (8). Faut-il en déduire que son racisme ésotérico-nazi a subitement gagné quatre cent vingt-six mille électeurs ? Nullement. Ceux-ci ont d’abord préféré l’extrême droite traditionnelle, incarnée par le LAOS (Alarme populaire orthodoxe) entré au Parlement en 2007. Mais entre les deux scrutins législatifs de 2012 s’est produit un événement clé : la participation du LAOS au gouvernement d’union nationale dirigé par M. Lucas Papadémos, dont la feuille de route consistait à faire approuver par le Parlement un nouveau plan de « sauvetage » financier, accordé par la « troïka (9) » au prix de mesures d’austérité drastiques. Devenu une droite radicale (10), le LAOS a perdu de son attrait au profit d’une Aube dorée qui refusait toute concession. A l’inverse, dans la plupart des pays européens, les droites radicales ont soit totalement supplanté leurs rivales extrémistes (Suède, Norvège, Suisse et Pays-Bas), soit réussi, comme les Vrais Finlandais, à émerger dans des pays où celles-ci avaient échoué.

Dernier cas de figure, qui devient fréquent : celui où la droite radicale subit la concurrence électorale de formations « souverainistes ». La volonté de sortir de l’Union européenne constitue le cœur du programme de ces partis, mais ils exploitent aussi les thématiques de l’identité, de l’immigration et du déclin culturel, sans pour autant porter le stigmate d’une origine extrémiste et en évacuant la dimension raciste. On mentionnera l’Alternative pour l’Allemagne, le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), le Team Stronach pour l’Autriche et Debout la République, dirigé par M. Nicolas Dupont-Aignan, en France.

Ce n’est pas le moindre défaut du terme « populisme » que d’être utilisé à tort et à travers, en particulier pour discréditer toute critique du consensus idéologique libéral, toute remise en question de la bipolarisation du débat politique européen entre conservateurs-libéraux et sociaux-démocrates, toute expression dans les urnes du sentiment populaire de défiance envers les dysfonctionnements de la démocratie représentative. L’universitaire Paul Taggart, par exemple, malgré les qualités et la relative précision de sa définition des populismes de droite, ne peut s’empêcher d’établir une symétrie entre ces derniers et la gauche anticapitaliste. Il évacue ainsi la différence fondamentale que constitue l’ethnicisme explicite ou latent des droites extrêmes et radicales (11). Chez lui comme chez bien d’autres, le populisme de la droite radicale ne se définit pas par sa singularité idéologique, mais par sa position de dissensus au sein d’un système politique où seul serait légitime le choix de formations libérales ou de centre gauche.

De même, la thèse défendue par Giovanni Sartori selon laquelle le jeu politique s’ordonnerait autour de la distinction entre partis du consensus et partis protestataires, les premiers étant ceux qui ont la capacité d’exercer le pouvoir et qui sont acceptables comme partenaires de coalition, pose le problème d’une démocratie de cooptation, d’un système fermé. Si la source de toute légitimité est le peuple et qu’une partie conséquente de celui-ci (entre 15 et 25 % dans de nombreux pays) vote pour une droite radicale « populiste » et « antisystème », au nom de quel principe faut-il la protéger d’elle-même en maintenant un ostracisme qui tient ces formations à l’écart du pouvoir — sans d’ailleurs, sur la durée, réussir à réduire leur influence ?

Ce point de philosophie politique est d’autant plus important qu’il concerne aussi l’attitude des faiseurs d’opinion à l’égard des gauches alternatives et radicales, délégitimées parce qu’elles veulent transformer — et non aménager — la société. Ce qui leur vaut souvent, selon la vieille et fausse idée des « extrêmes qui se rejoignent », d’être désignées comme le double inversé des radicalités de droite. Le politiste Meindert Fennema construit ainsi une vaste catégorie des « partis protestataires », définis comme s’opposant à l’ensemble du système politique, blâmant celui-ci pour tous les maux de la société et n’offrant, selon lui, aucune « réponse précise » aux problèmes qu’ils soulèvent. Mais qu’est-ce qu’une « réponse précise » aux problèmes que la social-démocratie et la droite libérale-conservatrice n’ont pas réussi à résoudre ?

Le problème de l’Europe est-il d’ailleurs la montée des droites extrêmes et radicales ou le changement de paradigme idéologique des droites ? L’un des phénomènes majeurs des années 2010, c’est que la droite classique a de moins en moins de réticences à accepter comme partenaires de gouvernement des formations radicales telles que la Ligue du Nord en Italie, l’UDC suisse, le FPÖ en Autriche, la Ligue des familles polonaises, le Parti de la Grande Roumanie, le Parti national slovaque et désormais le Parti du progrès norvégien.

Il ne s’agit pas que de tactique et d’arithmétique électorales. La porosité croissante entre les électorats du FN et de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) le démontre, au point que le modèle des trois droites — contre-révolutionnaire, libérale et plébiscitaire (avec son mythe de l’homme providentiel) — élaboré naguère par René Rémond, même si on y ajoute une quatrième incarnée par le Front national (12), ne rend plus du tout compte de la réalité française. Sans doute va-t-on vers une concurrence entre deux droites. L’une, nationale-républicaine, opérerait une synthèse souverainiste et moralement conservatrice de la tradition plébiscitaire et de la droite radicale frontiste ; ce serait le retour de la famille « nationale ». L’autre serait fédéraliste, proeuropéenne, libre-échangiste et libérale au plan sociétal.

Avec bien sûr des variantes locales, la lutte de pouvoir au sein de la grande nébuleuse des droites se joue partout en Europe autour des mêmes clivages : Etat-nation contre gouvernement européen ; « une terre, un peuple » contre une société multiculturelle ; « soumission totale de la vie à la logique du profit (13) » ou primat de la communauté. Avant de penser la manière de battre les droites radicales dans les urnes, la gauche européenne devra admettre les mutations de son adversaire. On en est loin.

Jean-Yves Camus

Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), directeur de l’Observatoire des radicalités politiques, fondation Jean-Jaurès. Auteur de l’ouvrage Les Droites extrêmes en Europe, Seuil, Paris, à paraître. 

(1) Lire Serge Halimi, «  Le populisme, voilà l’ennemi  !  », et Alexandre Dorna, «  Faut-il avoir peur du populisme  ?   », Le Monde diplomatique, respectivement avril 1996 et novembre 2003.

(2) Son parti Futur et liberté pour l’Italie a obtenu 0,47 % des voix aux élections de février 2013.

(3) Lire G. M. Tamas, «  Hongrie, laboratoire d’une nouvelle droite  », Le Monde diplomatique, février 2012.

(4) Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste, Berg International, Paris, 2002.

(5) Lire Eric Dupin, «  Acrobaties doctrinales au Front national  », Le Monde diplomatique, avril 2012.

(6) Uwe Backes, Political Extremes : A Conceptual History From Antiquity to the Present, Routledge, Abingdon (Royaume-Uni), 2010.

(7) Piero Ignazi, Il Polo escluso. Profilo storico del Movimento Sociale Italiano, Il Mulino, Bologne, 1989.

(8) Aucune majorité ne s’étant dégagée pour former un nouveau gouvernement après les élections législatives de mai 2012, un nouveau scrutin s’est tenu un mois plus tard.

(9) Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Commission européenne.

(10) M. Georgios Karatzaferis, qui le dirige, appartenait auparavant à la Nouvelle Démocratie du premier ministre Antonis Samaras.

(11) Paul Taggart, The New Populism and the New Politics : New Protest Parties in Sweden in a Comparative Perspective, Palgrave Macmillan, Londres, 1996.

(12) René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, Aubier, Paris, 1954. Ajout pris en compte par l’auteur dans Les Droites aujourd’hui, Louis Audibert, Paris, 2005.

(13) Robert de Herte, Eléments, n° 150, Paris, janvier-mars 2014.


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