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Non, la femme de Cro-Magnon n'était pas qu'un objet sexuel...

Publié le 06 mars 2014 par Blanchemanche
Non, la femme de Cro-Magnon n'était pas qu'un objet sexuel...

Lucy était-elle vraiment une femme ? Que sait-on de la vie sexuelle, familiale et sociale de la femme préhistorique ? Le point avec la paléontologue Claudine Cohen.

Reconstitution de Lucy, la femme préhistorique remontant à 3,5 millions d'années, et de son supposé compagnon. Lucy a été découverte en 1974 dans la vallée du Rift en Ethiopie par l'Américain Donald Johanson et le Français Yves Coppens. (AFP)Reconstitution de Lucy, la femme préhistorique remontant à 3,5 millions d'années, et de son supposé compagnon. Lucy a été découverte en 1974 dans la vallée du Rift en Ethiopie par l'Américain Donald Johanson et le Français Yves Coppens. (AFP)
Paléontologue et historienne des sciences, Claudine Cohen est l'auteur de "La femme des origines. Images de la femme dans la préhistoire occidentale", Editions Belin-Herscher, 2006. Interview.
Comment vivait Lucy il y a plus de 3 millions d’années ?- Personne ne sait vraiment comment vivaient les Australopithèques, quelque soit leur sexe ! Ce sont des hominidés très anciens, largement bipèdes. D’après leurs dents, ils étaient végétariens, se nourrissant de graines, de fruits, peut-être aussi d’insectes ou de petits animaux. Ils se servaient probablement de projectiles et cassaient des cailloux pour se servir du tranchant. Du fait de sa bipédie, Lucy avait certainement perdu les signes de l'œstrus (l’ovulation visible). On peut donc supposer qu'elle avait une sexualité permanente, à la différence des grands primates qui ont des périodes de rut (traces olfactives, vulve saillante...) induisant des combats entre mâles pour accéder à la femelle le jour même de l’ovulation. On sait aujourd'hui que la perte de l'œstrus conduit à une transformation profonde des rapports entre les sexes. Est-ce une raison pour en déduire que Lucy vivait en famille, qu’il y avait des couples ? C'est une autre histoire... Mais si on croit Darwin, il se peut qu'en des périodes très anciennes, ce soit la femme qui choisissait ses partenaires, et, non l'inverse !
Vous écrivez dans "La femme des origines" que Lucy devra peut-être un jour être  rebaptisée Lucien. Simple boutade ?- Ce n'est pas improbable. Lucy a été mise en avant comme une sorte d’icône féminine, à un moment où les féministes se battaient pour redorer l'image de la femme et ancraient leur combat jusque dans le paléolithique. Jusque-là, c’était l’homme qui faisait la gloire de la recherche préhistorique. Et voilà qu'en 1974, une équipe franco-américaine (codirigée par Donald Johanson et Yves Coppens) tombe sur ce squelette exceptionnel d'un hominidé très ancien, mais en petits morceaux. Le soir même de sa découverte, il est baptisé Lucy (essentiellement en référence à la chanson des Beatles).
Faire d'une femme la nouvelle héroïne de la préhistoire, c'était une révolution ?- Oui, et quel coup médiatique ! Or, son squelette éparpillé en centaines de fragments d'os, devait difficilement être déchiffrable au premier regard ! Deux critères sont essentiels pour reconnaître le sexe. Le premier est la gracilité. Et Lucy, squelette adulte, mesure 105 cm. Est-elle une femme pour autant ? Nous n'avons pas beaucoup d'éléments de comparaison, et jusqu'à aujourd'hui, le dimorphisme sexuel de cette espèce reste discuté. Le second critère tient à la structure du bassin : celui d’une femme qui a déjà enfanté doit s’écarter suffisamment pour laisser passer la tête de l'enfant. Mais chez Lucy, on a un crâne de moins de 500 cm3… Ce critère n’est donc pas très pertinent. Et l'on peut conserver un doute sur son sexe.
Lorsque la chasse se développe, le fait d’être homme ou femme change tout de même la donne ?- La grande chasse (au mammouth, au bison...) se développe tardivement, à partir du paléolithique supérieur (- 35 000). Mais à l’époque où les hommes ont commencé à manger de la viande, il y a environ 1,5 millions d’années, il n’est pas dit que la chasse ait joué le rôle essentiel qu’on lui accorde. C’est ce qu’a démontré l’archéologue américain Lewis Binford dans les années 60, avant même que les féministes ne s’emparent du sujet. En étudiant certains sites de dépeçage ou de boucherie très anciens, il en a déduit que l’homo habilis ou ergaster était un charognard (il mange les carcasses d’animaux déjà tués) avant d’être un chasseur ! Cette thèse est loin d’être farfelue et permet de ramener les femmes sur le devant de la scène. Exit l’héroïque et valeureux chasseur ! Tous les individus d'un groupe, hommes, femmes, adolescents, peuvent participer au dépeçage et à la cueillette !
Le modèle de l’homme chasseur ne serait qu’une idéologie parmi d'autres ?- C’est un modèle qui s’est développé dans les années 50, au lendemain de la guerre, et voulait au contraire tordre le cou aux idéologies, notamment racistes, du passé. Certains anthropologues américains, comme Sherwood Washburn, se sont  penchés sur la chasse comme modèle de l’hominisation. La chasse répond très bien à cela : elle permet la fabrication des outils, elle induit une répartition des tâches entre les chasseurs, développe la ruse, l’altruisme, l’endurance à la course, révèle des qualités sociales, physiques, intellectuelles. Mieux, l’homme qui ramène le gibier peut s’octroyer ainsi les faveurs sexuelles de la femme restée dans la caverne. C'est un modèle qui fonctionne bien.Le hic c'est que celui qui agit, qui devient intelligent, qui part vers le lointain... c'est l'homme seul ! Il a le beau rôle. La femme, elle, est complètement larguée, totalement passive, avec une multitude de marmots attachés à ses mamelles. On n’est pas loin des clichés véhiculés par les préhistoriens du 19e siècle. D'ailleurs, cette vision manichéenne provoquera des réactions  virulentes chez les féministes américaines qui s'attacheront alors à bâtir un modèle totalement inverse : le chasseur est mis de côté, les femmes dominent le groupe, élèvent les enfants, pourvoient à la nourriture, s'intéressent aux plantes … Un modèle en vaut un autre, surtout lorsque les preuves sont rares. Mais celui des féministes des années 70 fut rapidement écarté au profit d'autres constructions jugées plus "raisonnables".
L'homme de Cro-Magnon est l'archétype de l'homme préhistorique, viril, chasseur, artiste... Un mythe ?- Cro-Magnon, c’est l’homme du paléolithique supérieur. Son squelette est découvert en 1868,   à un moment où la science préhistorique tente de s'écarter, non sans difficulté, du récit biblique. Mais il véhicule aussi les préjugés propres à la société bourgeoise et patriarcale du 19e siècle. Cro-Manon, c'est l'homme avec un grand H, qui arrive de l'Est il y a quelque 40.000 ans, reste nomade mais s'installe dans certains lieux de sédentarité et a une activité florissante: peinture, sculpture, cueillette. Il vit dans une société structurée, avec des règles. C'est lui qui triomphe sur Neandertal. C'est l'homme moderne, très grand, robuste. La femme de Cro-Magnon, elle, est totalement occultée. Or l'abri de Cro-Magnon servait de sépulture non seulement au fameux  "vieillard", mais aussi à quatre autres individus, dont une femme. L'homme est devenu célèbre, sa compagne est restée dans l'ombre. Et les fantasmes vont bon train...
Justement, à côté de cet archétype de virilité, la femme sapiens n'était-elle qu'un objet sexuel ?- L'image de Cro-Magnon traînant sa femme par les cheveux pour la culbuter au fond de la caverne ne tient pas la route. Ceux qui ont forgé cette image au 19e siècle ont sans doute repris quelques exemples ethnographiques australiens éternellement ressassés... Ils évoquaient aussi les pratiques de l'exogamie, qui consiste pour les hommes d'un clan à aller enlever, parfois violemment, des femmes à l'extérieur du groupe. Mais les hommes qui ont peint les grottes Chauvet et Lascaux appartenaient à des groupes sociaux structurés, avec des règles, des rituels, des productions techniques et artistiques raffinées. Il est peu probable qu'ils passaient leur temps à violer sauvagement leurs femmes... L'art préhistorique, dans sa dimension érotique, avec les vulves peintes ou taillées dans la roche ou les statuettes aux formes opulentes a probablement contribué à alimenter ces fantasmes. Notamment dans une société victorienne où la sexualité était taboue.
Sa place était donc près du feu, à s'occuper des enfants ?- Rien n'est moins sûr ! Le culte de la fécondité tient mal la route dans une société de chasseurs-cueilleurs nomades. C'est ce qu'on a pu constater dans les groupes similaires actuels : avoir beaucoup d'enfants est incompatible avec le nomadisme et il est vital de contrôler autant que possible les naissances. C'est plus tard, avec la sédentarisation et l'agriculture, que la nécessité d'avoir beaucoup d'enfants se fait sentir. Mais admettons que la femme reste cloitrée dans son abri, près du feu. Était-elle passive pour autant ? Sur les sols des habitats, on a découvert des restes de petits outillages de pierre. Pourquoi les femmes ne s'en seraient-elles pas servis ? Pourquoi n'auraient-elles pas pu les fabriquer (la force n'est pas essentielle pour tailler la pierre) ? Rien ne les empêche non plus d'avoir eu une activité artistique. En ce moment, toute une polémique se développe autour d'éventuelles traces de mains - féminines ! - près des grottes ornées.
Partage des tâches, fabrication d'outils, et peut-être même activités artistiques … la femme de Cro-Magnon n'est pas celle qu'on croit ?- La science préhistorique a beaucoup évolué. Les féministes américaines, qui s'étaient emparées de la préhistoire dans un but idéologique, ont mis beaucoup d'eau dans leur vin.  Mais en dénonçant l'androcentrisme, elles ont ouvert la voie à de nouvelles recherches. Aujourd'hui un certain nombre d'archéologues cherchent à pister la femme sur les sites archéologiques. Pour trouver la femme, et comprendre son rôle, il faut d'abord la chercher !Propos recueillis par Corinne Bouchouchi

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