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L’année de la joie (5)

Par Montaigne0860

Il installa dès lors la virtuose dans son lit et de sa voix de stentor l’annonça sans vergogne à l’orchestre assemblé. La virtuose à quelques rangs de là ne rougit pas. Seule une amorce de sanglots du côté de la harpiste troubla le silence. Puis confondant par instants musique et langage – déformation professionnelle – il poursuivit : « Après minuit j’ai ouï des bruits. C’est bien, je vous y encourage, mais pour le moment dites-donc, à ce que mes tympans m’ont dit, c’est encore un peu trop langage, dragage et marivaudage à tous les étages. Il faut que ça change. Vous êtes priés désormais  de coucher les uns avec les autres. Ne restez pas isolés. Un orchestre doit être soudé et des musiciens frustrés ne sont bons à rien. Seule une sexualité contente est garante des timbres affûtés qui tendent à la transparence parfaite de l’orchestre. » Après ce verbiage audacieux, long silence sablonneux. La stupeur des violonistes se traduisit par l’effleurement distrait des archets qui se posaient sur les cordes. Les têtes du premier rang se retournèrent, des regards se croisèrent, l’invitation avait été entendue. Il ajouta : « Personne ne doit rester sur la touche. ‘Embrassez-vous millions d’êtres’, dit la neuvième. Permettez que je traduise à ma manière la formule de Schiller : arrêtez les films pornos messieurs, retroussez vos manches et passez aux travaux pratiques. Vos mains pour les gammes valent les mains pour les femmes. Et vous mesdames… comme ça vous chante. En cas de conflit, venez me voir. Qu’on se le dise ! »

La répétition qui suivit fut un chaos. La cinquantaine de musiciennes et de musiciens avait la tête ailleurs ; chacun lorgnait vers l’autre ; la partition devint barbouillis, les doigts tremblaient ; on pataugea quelques temps dans le sentimental poussiéreux de la fin XVIIIème et je songeai en poussant la note aveuglément que le chef avait ouvert la boîte de Pandore ; il nous disait à propos que nous étions dans un hôtel aux cent chambres, lieu idéal pour coucher, ce qui, je dois le reconnaître, n’était pas mon but lorsque je les appelai à venir me rejoindre.

Il écourta la répétition et du haut du podium tendit ses paumes vers nous : « Assis ! Écoutez ! Vous ne quittez pas ces lieux avant d’avoir trouvé votre partenaire. Hétéro, homo, c’est égal. Mais passez à l’action. La musique romantique ça va bien un peu. Soyez concrets nom de nom ! » Il s’éloigna avec la virtuose sous le bras ; ils étaient visiblement très pressés.

Il fallut remplir le silence ; remplir le silence n’était-ce pas là justement la tâche habituelle des musiciens ? On entendit le tapotement des doigts des violonistes sur les manches, l’aspiration de salive sur les anches des hautbois et clarinettes, le glissement gras des lèvres sur les embouchures des cuivres, et même (pitié !) l’éventail  froissé des cymbales caressées. Érato flottait par-dessus, grosse d’inventions humaines (y’en a-t-il d’autres ?) La poussière prosaïque mordait les gorges. Silence décidément très empli de nos présences, frisson concerté. J’eus l’impression que c’était là que nous étions ensemble vraiment, mieux que dans le concert ; l’instant était chargé d’un mystère animal et qui pourtant nous dépassait. Il y eut enfin des raclements, des pieds de chaise, petits pas osés, s’affirmèrent sur les planches de la scène, on aurait dit le début d’un mouvement lent, lorsque les instruments murmurent avant de monter graduellement. Des jambes bougèrent, tissus crissant, bruit de casserole léger des instruments qu’on dépose sur le socle. De hardis pionniers entamèrent enfin les négociations avec des femmes. Accroupis devant elles, ils avaient hâte mais ne devaient pas se précipiter de peur de les effaroucher ; le temps pourtant les pressait, ils se doutaient que leur démarche allait encourager les rivaux … toujours le fameux problème du bon tempo. On vit même des musiciennes s’avancer vers les pupitres des vigoureux trombones et trompettes (prestige des embouchures, sans doute). Bientôt ce fut un brouhaha peu harmonieux de déclarations diverses. Le petit bassoniste à mes côtés m’interrogea : « Je peux vous confier quelque chose ? » Je tremblai. Je crus qu’il allait m’annoncer qu’il était homo, voire bi, voire tri. Je fis oui de la tête.

- Fameuse idée de nous avoir amenés au Chemin des Dames, dit-il de sa voix ardente en ramenant ses lunettes sur le haut du nez. Fameuse idée !

- Comment ça ?

- Le Chemin des Dames, le nom ne te dit rien ?

- Si, j’ai lu que c’était à cause des maîtresses de Louis XV qui venaient s’y promener.

- Tu parles, dit-il en riant. Il a bon dos Louis XV. Dis-moi, quand on est venus au monde, par où on est passés ? Par le Chemin des Dames bien sûr. C’est le premier chemin. Et quand on fait l’amour par où on passe ? Par le Chemin des Dames. C’est le nom de notre désir.

- Tu vas trop loin… mais… mais (je ne voulais pas le heurter) j’apprécie la petite leçon.

- Tant mieux, dit-il. Écoute, je sais pourquoi tu hésites, tu as laissé ta femme à la maison. Tu crois qu’elle t’attend ? Après quelques semaines d’abandon, imagine deux minutes le prestige des jeunes guitaristes au pouvoir. Que peut faire un clarinettiste classique contre un guitariste électrique ? Je te le demande…. Faut être réaliste, elle est sûrement recasée ta compagne.  Désolé, hein, bon, excuse-moi, là il faut que j’en trouve une à ma hauteur, c’est pas facile et si j’attends je ne vais plus avoir que du deuxième choix.

Oublieux des caquetages amoureux qui se déployaient autour de moi, j’attendis. Les analyses du petit bassoniste faisaient leur ritournelle. Je balbutiai longtemps : «  Chemin des Dames, Chemin des Dames. Elle est sûrement casée, sûrement casée. .. » Il n’y eut soudain plus aucun bruit. Tous envolés. J’en conclus que, les couples s’étant formés nous étions un chiffre impair et que l’impair restant c’était moi.  C’était bien ma veine. Le visage de ma compagne revint. Elle et moi : avions –nous tellement besoin que ça l’un de l’autre ? Je n’avais pas pu l’appeler à cause des écoutes. Nous avions convenus qu’elle m’appellerait : pourquoi tout ce temps ne l’avait-elle pas fait ?

La folle du logis me tartina : pauvre de moi, abandonné au bord du Chemin,  les Dames s’en sont allées, pauvre de moi, sans doute à l’horizon de midi là-bas la mort m’attend, je suis de trop, j’ai toujours été de trop, la peur de vivre, de n’être que le musicien des Dames qui se cachent derrière des éventails fripés. Que suis-je ? Un souffle. La bêtise qui fut toujours mon acide compagne me suggéra le bon vieux suicide des familles ; coup de feu propre et net (comme les soldats de l’autre temps). Mais avant, j’allais remplir l’auditorium des sons de mon instrument. Je jouerais un vieux morceau définitif, solennel, mélancolique, sentimental, Mozart sur silence, genre quintette. À l’instant où j’allais porter le bec à ma bouche, j’entendis des pas derrière moi, tout au fond. « Vous savez où sont les autres ? » demanda la harpiste.

Je revois le champ déglingué des pupitres qui nous sépare ; les partitions sont des ailes nommées sur la couverture, les notes volent entre nous ; je lis sa peur, les yeux bien entendu, l’émeraude gris entrevu dans la nuit étoilée quand de sa charrette elle échoua sur le Chemin. Déjà je t’aimais, je te le dis dans mon regard, tes cheveux rouge, roux, crus, je voudrais les lisser de ma paume, avoir les étoiles enfin entre mes doigts, tes yeux gris peu communs, mes mains sur tes joues, nous sommes vivants, aide-moi à vivre, apporte-moi ce que je n’ai jamais eu, ce grain de folie qui rend subtil et ta main qui ne blesse jamais ; en retour je te bercerai.

Une autre musique s’installe ; elle s’est assise, joue une valse détraquée qui s’émiette sur la harpe, cascade de notes désaccordées dirait-on, volontairement claudicantes, forme de sourire sur un rythme de basses insistantes, grande main qui gratte à la porte. Elle m’attire et je lui emboîte le pas, péremptoire ; je suis sa mélodie de mes graves épais, cinq à sept notes guère davantage et je sens que sa main droite lâche le chant, s’ingéniant par à coups à agacer ma manière, gardant le tempo de la gauche, valse qui se casse en menuet, puis s’évapore tandis que je poursuis sans espérance qu’elle me rejoigne désormais, et je file vers les aigus criards tant prisés des acrobates de notre instrument , sons parodiques qui appellent la fin de la danse.

Je me revois avançant vers elle clarinette à la main à travers le désert revenu, bousculant sans précaution les pattes sauterelles des pupitres qui s’effondrent, acier chromé et feuilles volantes se chevauchent, cascade joyeuse qui rit du chaos engendré derrière mes pas. Elle se lève. La robe brune expose son visage lumière, les paupières suivent de leur battement le rythme de mes pas ; je me souviens surtout de ses pupilles frondaison, de la tempête en surface – cils affolés maintenant – qui s’enfonce dans les gris foudroyants ; je me souviens de ma bouche clouée et de sa voix, cristal brisé, qui articule : « Vous l’avez entendu ? » Elle me désigne le pupitre du chef. Je fais oui de la tête. « Vous voulez coucher avec moi ? » Je fais oui de la tête. « Puisqu’il le faut… », dis-je enfin en lui prenant sa main tiède et nous éclatons de rire en même temps.


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