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Tamer Hosny et le maréchal : l’Égypte des “Si Sayyed”

Publié le 24 mars 2014 par Gonzo

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Récemment publiée dans le quotidien Al-Safir à l’occasion de la journée mondiale de la femme, cet article de la jeune journaliste Rabab El-Mahdi (ici son compte Twitter) offre un éclairage complémentaire aux deux précédentes traductions sur ce blog à propos des musiques actuelles en Égypte. Le texte, bien dans l’esprit de ces billets, se passe de commentaires et je l’ai traduit dans son intégralité en ajoutant seulement quelques liens pour ceux qui chercheraient un éclairage sur les noms cités.

En ce qui concerne Tamer Hosny, on a eu l’occasion de parler de lui en octobre 2007 à propos d’un clip religieux, et on l’avait retrouvé en février 2009, avec différentes vedettes populaires témoignant de leur solidarité pour Gaza et ses habitants. Quant à Si El-Sayyed, la chanson mentionnée dans l’article, le lecteur pourra découvrir à la suite de la traduction le clip kitscho-global dans lequel la star égyptienne a invité le rappeur (et producteur) américain Snoop Dogg. Un grand moment d’industrie musicale planétaire et populaire (avec sous-titres anglais d’ailleurs). A noter que les auteurs, dans leur très grande « simplicité » intellectuelle, décrivent Si El-Sayyed comme un « célèbre personnage d’un vieux film », par allusion sans doute à l’un ou l’autre des nombreux scénarios tirés de l’œuvre de Naguib Mahfouz. Il reste que Si Sayyed, c’est, d’abord, le pater familias – paraît-il inspiré du propre père du prix Nobel égyptien – , tel qu’il apparaît dans la célèbre Trilogie.

« Tu te souviens quand tu as dit OK, quand j’étais fâché et que je voulais pas t’embrasser ? C’est moi qui te dis ce que tu dois faire, c’est moi qui dis comment tu dois faire… Celle qui tient la clé du cœur de son chéri, elle peut changer la bête en un petit enfant qui la tient par la main… Prends garde à mon amour pour toi… » Voilà quelques-unes des paroles de Si El-Sayyed, une chanson de la star égyptienne Tamer Hosny. Un condensé de l’image mentale que le jeune chanteur a choisie pour décrire sa relation avec les femmes, sa manière de les voir, dans la ligne de ce qu’on trouvait déjà dans la plupart de ses autres chansons et dans ses films. Ce jeune Égyptien bien musclé est capable (en dépit de sa petite taille!) de protéger sa chérie, à condition qu’elle soit totalement soumise à sa volonté et à ses envies. Car c’est lui qui est capable de comprendre les choses, d’être le maître, de prendre les décisions. Cela tient, pour l’essentiel, au seul fait qu’il est un homme, et cela se passe d’argumentation !

On retrouve tout cela dans la relation qu’entretient le maréchal Sissi avec l’Égypte et ses habitants, dans la façon dont il se représente tout cela. A l’image de Tamer Hosny avec sa chemise ouverte sur des pectoraux bien musclés, on voit le maréchal Sissi courir à perdre haleine avec ses soldats. Dans un cas comme dans l’autre, la force présumée s’accompagne d’un voile de douceur, aussi bien dans le timbre de la voix du chanteur et dans les mots qu’il utilise que dans les paroles du maréchal. Celui-ci, dans ses discours, dans ce qu’il représente, n’est pas si différent que cela de l’image créée par Tamer Hosny. Une image issue d’une représentation à la fois paternelle et masculine des rapports entre hommes et femmes, comme entre le dirigeant et son peuple. « Vous ne savez pas à quel point je vous aime ou quoi ?… Il faudrait me tuer d’abord pour réussir à vous faire du mal ! … Nous avons l’évidence de la raison… Faites attention à ce qui se passe, cela pourrait bien faire du mal à l’Égypte.. Mettez-vous bien dans la tête qu’on n’a peur de rien… Le loup ne dévore pas ses petits… », autant de citations des discours que le maréchal Sissi adresse à la nation d’une voix que font trembler l’émotion et la tendresse. Les phrases pleines de sentiments se succèdent les unes aux autres, à l’intention de ce qu’il appelle « le peuple » (à savoir tout ce qui n’est pas « terroriste »), et des femmes en particulier, « la brave Égyptienne » (al-sett al-masreyya) comme il dit.

Un couple bien tenu.

De la même façon qu’il y a, chez Tamer Hosny, un type bien précis de femme, avec la manière dont elle doit écouter et accepter les ordres de son partenaire pour être digne et même pour mériter son amour, on retrouve dans le second cas, celui de la relation entre le dirigeant et le peuple, une séparation bien nette entre, d’un côté, les bons citoyens qui aiment leur pays et qui soutiennent le régime (ceux qu’il convient de protéger et qui méritent l’affection du maréchal) et, de l’autre, l’ennemi, les terroristes qui cherchent à détruire la patrie et à faire « trembler l’Égypte ». Une dualité où il n’y a pas de place pour des citoyens qui pourraient s’opposer au pouvoir et au régime en place mais qui ne seraient pas des terroristes, qui resteraient fidèles à leur pays même s’ils ont des opinions différentes. Dès lors, la citoyenneté n’est pas un droit dont bénéficie quiconque porte la nationalité de ce pays, mais bien une chose dont seul le régime a le monopole ; on est ou non citoyen, en fonction de son orientation politique.

Dans un cas comme dans l’autre, la relation de l’homme (Tamer) avec la femme, ou celle du chef (le maréchal) avec le peuple est une relation paternelle, inégale. Il ne s’agit pas d’un partenariat mais d’un rapport où l’un jouit d’un pouvoir absolu de par sa nature (sa masculinité) ou en raison de ses fonctions (son appartenance à l’institution militaire), tandis que l’autre n’a pour seuls droits que ceux que veut bien lui concéder la partie la plus forte. En contrepartie de sa totale soumission, il aura droit à un peu de tendresse, d’affection, de protection… Cette répartition des rôles, tous les discours du maréchal Sissi y reviennent lorsqu’il évoque l’armée, ou sa propre personne, vis-à-vis des Égyptiens ordinaires : « L’armée n’abandonnera pas l’Égypte !… Prenez garde que l’armée ne soit pas à vos côtés », etc. A croire que l’armée et le maréchal Sissi ne font pas partie des Égyptiens, qu’ils forment un corps à part, et donc supérieur, plus important !

L’amour peut tuer !

Dans cette relation, la partie la plus forte ne doit pas ses privilèges à ce qu’elle fait, et elle n’éprouve même pas le besoin de se justifier. Pas plus que Tamer ne nous dit sur quelles bases « elle fait ce qu’il dit », le maréchal ne nous explique pourquoi les Égyptiens (comme il faut !) devraient lui déléguer leur confiance, à lui personnellement (et non pas à l’Etat ou à l’institution militaire dont il dépend) pour combattre le terrorisme. En quelque sorte « naturellement », l’un et l’autre méritent de bénéficier de ce rapport inégal dans leur relation avec leur chérie, ou avec la patrie/le peuple.

Systématiquement, l’amour est invoqué pour justifier la répression. Pour le maréchal, nous sommes « la prunelle de ses yeux », tout comme la chérie de Tamer tient « la clé de son cœur ». Pour autant, cet amour n’empêche pas le maréchal de former un régime qui tue des Égyptiens ou qui les torture dans ses prisons, tout comme l’amour de Tamer l’autorise à humilier sa partenaire. En fait, c’est même le contraire, il s’agit bien d’un devoir pour le chef comme cela en est un pour l’amant viril : il faut « châtier » l’autre, pour son bien, car on sait mieux que lui ce qu’il lui faut ! Personne n’a le droit de s’interroger sur la sincérité des sentiments de Tamer, ou du maréchal. Mais la phrase bien connue – l’amour peut tuer – est là pour nous rappeler qu’il ne s’agit pas toujours d’une métaphore mais d’une cruelle réalité.

Quand bien même ce type de relation, celle de Tamer avec les femmes ou celle du maréchal Sissi pour le peuple, continue à régner dans l’imaginaire national, on peut entendre, avec Diana el-Wadidi, le groupe Cairokee, Dunia Massoud et d’autres encore, un autre refrain, qui dessine une image différente, celle d’une relation libre et égale entre hommes et femmes, et entre le gouvernant et le gouverné. Ces chanteurs ne sont plus marginaux et gagnent un public toujours plus large. C’est le signe d’une nouvelle génération qui refuse la dépendance sous toutes ses formes. Cette génération-là, dont les rêves sont apparus avec la révolution, n’acceptera pas qu’on revienne à la loi de la jungle, et qu’on lui impose le pouvoir du « roi des animaux » ! Elle produira ses propres dirigeants et la forme de pouvoir qui convient à ses aspirations…. Et même s’il faudra du temps pour cela…


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