Les anges dans le palmier

Publié le 05 avril 2014 par Albrecht

Cinq anges mettent la table et font le ménage, deux animaux contemplent d’un oeil humide cette scène digne d’un dessin animé postérieur, où une Blanche-Vierge – sans mari et sans bébé il est vrai, s’enfuira elle-aussi dans la forêt pour échapper à un destin funeste.

Le repos pendant la Fuite en Egypte

Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.

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Camper sous les palmiers

En Egypte, pas besoin de tente : mais Joseph a bricolé un enclos pour l’âne, avec quelques planches posées entre les tronc des arbres, et reliées par des cordelettes orange.

A gauche, un ange fait sécher sur le feuillage la tunique blanche de l’enfant.

Pique-niquer sur le rocher


Joseph a posé une nappe blanche sur le rocher où Marie est assise. Il tient une gourde ouverte et une assiette. Un couteau est posé sur cette table improvisée, pointant en direction de l’Enfant-Jésus.

Juste en dessous, un ange sort des victuailles d’un sac, parmi lesquelles une grosse miche de pain, posée en évidence sur un tissu bleu replié.

La miche sur la nappe bleue est elle la métaphore de la chair sur la robe bleu ?

Le casse-croûte imminent prélude-t-il à la Cène à venir ?


La version canadienne

Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1572, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Dans cette version plus simple, un  ange unique ramène à la Sainte Famille un plat débordant de dattes, qu’il tient au dessus d’un paysage fluvial rempli de temples.


Au même titre que le Nil,  et l’Obélisque, les dattes sont une  marque distinctive de l’Egypte.



Joseph porte la même tunique orange, avec une bourse et un couteau passé à sa ceinture.

Il présente sa gourde à Marie, d’un geste ambigu : lui propose-t-il de boire,  ou bien d’aller chercher de l’eau ?


Etude pour le Fuite en Egypte, British Museum


Une étude préparatoire développe la seconde hypothèse. L’âne est affalé sur la paille ; Marie, sans même prêter attention aux dattes qui pendant près de son visage,  donne d’un air absent son sein   à un Enfant-Jésus qui se détourne : tous trois souffrent cruellement de la soif, tous n’ont d’autres préoccupation que de boire : et il reste assez de courage au vieux Joseph pour pousser en avant, à la recherche de l’eau.

Dans le tableau final, toutes ces inflexions tragiques ont été gommées au profit d’une ambiguité dont la résolution constituait sans doute, pour le spectateur raffiné, un des plaisirs de la contemplation :  le bouchon qui ferme la gourde et l’âne sortant de l’enclos  d’un air triste indiquent qu’il s’agit bien pour Joseph de descendre jusqu’au Nil lointain, afin de ramener l’eau qui manque.


A l’extrême gauche, on retrouve le linge séchant cette fois sur un poteau et l’assiette pendue à une cheville de bois.

La miche de pain est mise en évidence sur une nappe blanche précédée d’une couverture rose posée sur un baluchon, qui rappellent les couleurs du linge et de la robe de Marie sur lesquels l’enfant est posé : et le couteau de la nappe pointe toujours vers lui : la métaphore pain/chair prend consistance…

La version russe


Le repos pendant la Fuite en Egypte
Ecole de Véronèse, Musée Pouchkine, Moscou

Dans cette troisième version encore simplifiée, on retrouve l’enclos bricolé, mais seulement pour l’âne : le boeuf a disparu. Sur la nappe blanche, une miche de pain est posée sur une assiette, le couteau est pointé vers elle.

En  deux mouvements symétriques, l’ange à gauche et Joseph à droite prodiguent les dattes de la palme  et l’eau de la gourde.

Marie tient dans sa main droite un morceau de pain, dans sa main gauche l’Enfant-Jésus. Celui-ci tient lui-aussi dans sa main droite un morceau de pain, et montre de sa main gauche sa cuisse dénudée. Du coup le couteau n’a plus besoin d’être dirigé vers lui, puisque le pain est déjà coupé et la métaphore évidente :

c’est par l’éloquence  de leurs gestes que la mère et le fils démontrent doublement l’équivalence  entre la miche et la chair.



Si leur gestes se croisent, leurs regards au contraire divergent : l’enfant est intéressé par l’eau pure que ramène Joseph ; Marie quant à elle élève vers l’ange-palmiste un regard reconnaissant, préférant le fruit sucré à ce pain de mauvais augure. Et l’âne à l’oeil triste, avec toute sa prescience animale, penche la tête pour flairer cette Nourriture Annoncée.

Dans les trois versions, de la plus complexe à la plus simple, Véronèse a distillé le folklore du Repos pendant la Fuite en deux composantes essentielles :

  • le Pain coupé, comme préfiguration de la Passion ;
  • la datte tombée du ciel, comme nourriture de substitution provisoire.

Le clou de la scène


Revenons à la version majeure. Ici, tous les regards convergent vers le sujet central d’intérêt, l’Enfant-Jésus.

Sauf trois anges, qui regardent ailleurs, dans deux scènes liminaires, moins secondaires qu’il n’y paraît.

Les deux anges de droite

Ces deux anges aux ailes bleu-blanc-rouge coopèrent pour cueillir les dattes. La chute des fruits crée une verticale puissante qui conduit le regard, au delà du linge qui les recueille, jusqu’à la toile du bât posé au sol, juste à l’aplomb.

Le bât réversible


Ses deux montants de bois, en V, se posent normalement sur le dos de l’âne, au-dessus du coussinet de protection, comme on le voit dans la version canadienne.



Idée  ingénieuse de Joseph : au repos,  il suffit de le renverser et de poser le coussinet sur les montants pour en faire un siège-enfant tout à fait confortable.

Marie-couturière à également été mise à contribution : deux pièces de tissu, bleu comme sa robe, rapetassent le matelas. Reste une humble  déchirure sur le flanc, qui laisse voir le remplissage de paille.

Les enroulements, coincés à droite entre le montant de bois et le sol, sont bien sûr les cordes qui servent à maintenir les bagages sur le bât. Mais l’ambiguïté visuelle avec un noeud de serpents est, comme nous allons le voir, volontaire.

Les deux anges de gauche


Ici, la relation entre les deux anges est plus subtile : il ne s’agit plus de cueillette, mais de capture. De sa main droite, l’ange de devant bouchonne le flanc de l’âne avec un branchage, tandis qu’il tend l’autre main vers le linge qui sèche : charmante symétrie entre la sueur de l’animal et celle de l’enfant, deux voyageurs soumis aux mêmes épreuves.

Sauf que… le regard de l’ange du fond, dont on ne voit que la tête, pointe juste en dessous du linge, pour attirer notre regard sur ce que tient réellement son collègue.

Une datte ou une tête de serpent ? Toujours la même ambiguïté visuelle, clin d’oeil au spectateur théologien, mais savamment dosée pour ne pas ennuyer le grand public avec une symbolique vieillotte.

Le symbolisme ludique

Panofsky a révélé le symbolisme caché des primitifs flamands, support d’une méditation pieuse à partir des objets du quotidien.



Un siècle après, Véronèse accommode au goût du jour un symbolisme ludique, caché pour le plaisir de la découverte, à la manière du gendarme dans le décor.

Le gendarme étant, en l’occurrence, ce bon vieux serpent d’Eden explosé sur les deux bords de la composition.


Mais le tableau recèle un dernier exemple de ce symbolise ludique , tellement énorme qu’il n’a jusqu’ici pas été totalement compris…

Les deux arbres


Les deux troncs qui prennent la tête de l’âne en ciseau n’ont pas manqué d’attirer l’oeil. Certains y voient   le symbolisme de la croix (mais pourquoi une croix en V ?).

D’autres y lisent l’initale de Véronèse.

Le Martyre de Saint Pierre
Titien, 1520, copie par Carl Loth, église San Giovanni et Paolo, Venise


Les historiens d’art ont repéré une référence à un tableau aujourd’hui  disparu de Titien, où des troncs en V canalisent le regard du spectateur, depuis les anges tenant la palme, jusqu’au martyr  dont le regard remonte vers eux.

Le clou


La découverte la plus intéressante est qu’ici aussi les deux tronc canalisent le regard non pas tout à fait jusqu’à Jésus, mais jusqu’à un clou, le seul visible dans cette construction faite de bouts de ficelle.



Et que le regard du futur crucifié  remonte, comme chez Titien, non vers la palme du martyre mais vers l’instrument de sa Passion.

Encore un petit effort, et tous ces éléments  vont se relier,

révélant une mise en scène grandiose

Les trois troncs


Véronèse s’est inspiré du tableau de Titien non seulement pour la circulation des regards, mais ausi dans la structure même des troncs : il n’y en a pas deux, mais bien trois,  le troisième étant brisé.



Il y a donc deux V dans le tableau : l’un qui mène au clou, l’autre à la signature de Véronèse : ce second V étant Virtuel pour Vaincre toute Vanité.

  • Remarquons que le tronc de droite, brisé, surplombe les ruines égyptiennes et le boeuf : celui des deux animaux de la crèche qui est traditionnellement associé au paganisme.
  • Le tronc du milieu est un palmier : il surplombe l’âne, animal traditionnellement associé au judaïsme : et toute cette scène, typiquement vétérotestamentaire, où une nourriture providentielle tombe du ciel.
  • Enfin, le tronc de gauche n’est pas un arbre exotique, mais un arbre bien de chez nous : il surplombe un monde où sèche le linge mouillé,  où les nappes sont immaculées, où la nourriture sort du sac, l’eau de la gourde et le lait du sein.


Le clou au dessus de l’Enfant-Jésus ne sert pas à fixer les planches : mais à unifier ces deux souches que sont l’Ancien et le Nouveau Testament.

Et les trois arbres de Véronèse sont bien plus qu’une manifestation de piété  ou d’égotisme plus ou moins maîtrisé : ce sont, véritablement, des arbres généalogiques.