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Amin de Tarrazi, le goût des autres passe-t-il par l'oubli de soi?

Publié le 28 février 2013 par Bernard Deson

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C’était en 1976. Deux ou trois fois de suite, je me suis glissé dans la 504 break de Jean-Claude et de Marie-Noëlle Lassort direction Paris pour assister aux réunions des conférences Saint-Vincent-de-Paul jeunes. Ce couple de saints laïques avaient un réel talent pour mobiliser les âmes désoeuvrées. Marie-Noëlle qui fut ma prof de Français en classe de quatrième m’avait laissé le souvenir mitigé d’une enseignante autoritaire et peu charismatique.  Mais l’année suivante (j’étais déjà parti ailleurs, à Saint-Genès) je découvris une autre femme, passionnée par son engagement au service d’une charité bien ordonnée et qui menait des opérations de chocs loin  des bonnes œuvres gérées par les dames patronnesses. Mes parents n’appréciaient guère que nous consacrions, ma sœur Marie-Hélène et moi, l’essentiel de notre temps libre à courir les routes avec ces "hippies". Mais c’est dans une totale euphorie que nous participions à ces actions  et aux voyages au bout du monde (Paris) qu'ils nous proposaient. Au siège de Saint-Vincent-de-Paul avenue du Général Leclerc, nous étions accueillis par un homme de petite taille, vêtu avec soin, la quarantaine, tout sourire et à l’écoute de chacun : Amin de Tarrazi.  Pour moi, cet héritier d’une lignée de riches  banquiers et d’intellectuels franco-libanais incarnait l’idéal d’un christianisme à visage humain. Costume-cravate et langage châtié, il était la face B d’un Guy Gilbert en jean et blouson cuir que j’allais connaître l’année suivante. Homme discret et affable, Amin de Tarrazi était moins démonstratif que le très médiatique curé en santiags. J’ai longtemps gardé à l’esprit sa recette pour une vie réussie : « Il faut travailler l’approfondissement de sa vocation, la fidélité à son engagement, l’adaptation aux besoins et aux priorités de son temps, l’écoute des aspirations de ceux que la vie blesse. Au service des causes auxquelles nous avons à coeur de nous consacrer, il convient de mobiliser notre imagination, notre créativité, notre audace et notre enthousiasme ». Bourgeois éclairé, esthète au carrefour de deux cultures, Amin de Tarrazi a marqué mon adolescence. J’ai eu le plaisir de publier un article de lui écrit en 1977 : « Liban, genèse d’une tragédie». Une commande qui a une histoire : Un jour, lors d’une réunion des jeunes vincentiens, nous le vîmes très préoccupé. Des évènements graves engageant les chrétiens libanais venaient de se produire. Un grand quotidien lui ouvrait ses pages pour un droit de réponse. Il devait agir vite mais en pesant ses mots.  Trop d’enjeux. Devait-il réagir en tant qu’intellectuel, que chrétien, que président de Saint-Vincent-de-Paul ? Il s’est isolé après avoir donné deux ou trois coups de téléphone. Nous l’observions à la dérobée ressentant ce que ce moment avait d’historique, sûr qu’il se passait quelque chose de grave. En 1977, peu de gens comprenaient les subtilités d’une guerre civile qui pourtant ouvrait le journal de 20 heures chaque soir depuis deux ans déjà. Lorsque j’expliquai à Amin de Tarrazi mon intérêt pour la chose et que je lui demandai un article pour la revue que j’étais en train de créer, il accepta immédiatement. Et il  m'écrivit quatre ou cinq feuillets fruits d’une vraie réflexion  qui avaient du le mobiliser plusieurs heures durant alors qu'il avait à coup sûr d'autres chats à fouetter. En voici un extrait :

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« En schématisant, on peut dire que la crise libanaise est la triste résultante d’un enchaînement d’injustices humaines :

-  L’antisémitisme aveugle et stupide, qui périodiquement aboutit à des persécutions criminelles,  a incité les Juifs à aspirer à l’obtention d’un foyer. La mauvaise conscience de l’Occident face aux malheurs de ce peuple errant a conduit à la création de l’Etat d’Israël, au lendemain de la seconde guerre mondiale durant laquelle ils avaient particulièrement souffert des excès du nazisme.

-La formation de cette nation, sur une base confessionnelle et au détriment d’une partie des autochtones, a engendré l’exode de centaines de milliers de Palestiniens vers les pays voisins.

-La question palestinienne était née. La Communauté internationale (O.N.U. et grandes puissances) n’a pas su la régler : ses résolutions successives sont restées lettre morte, tandis que les pays arabes, minés par leurs contradictions, se servaient de la cause palestinienne pour les besoins de leur politique tant intérieure qu’extérieure.

-  Le pourrissement de la situation au Moyen-Orient, le désespoir des Palestiniens bafoués, trompés, pourchassés, notamment par le roi Hussein de Jordanie, devait aboutir à une conjoncture explosive.

-  Le Liban, terre d’accueil traditionnelle des persécutés de toutes races, confessions ou opinions allait recevoir 400.000 Palestiniens s’ajoutant aux 25.000 étrangers vivant déjà sur son territoire exigu de 10.000 km²  et habité par une population de 2.800.000 habitants.

-  Désabusés, aigris, persuadés que le Liban était leur dernière planche de salut, les Palestiniens ont tenté de s’assurer le contrôle de ce petit pays. D’hôtes pacifiques, ils se sont progressivement transformés en occupants armés, jouissant de prérogatives exceptionnelles, exorbitantes du droit commun, mettant les citoyens libanais dans une position d’infériorité et de précarité dans leur propre pays.

-  Pour parvenir à leurs fins, les Palestiniens ont très adroitement exploité les difficultés politiques, les problèmes sociaux et les rivalités religieuses. Alliés à une gauche qui n’avait de chance de s’affirmer qu’en s’assurant un appui extérieur, ils ont rassemblé,  en un faisceau complexe, ces divers mécontentements, ressentiments ou frustrations qui ont constitué le prétexte aux sanglants affrontements de ces sept dernières années.

-  Il ne nous appartient pas de juger, mais simplement de constater qu’un peuple pacifique a été victime de son hospitalité à cause d’un problème qu’il n’avait pas créé et qui lui était étranger. »

Certes, il s'agit d'un point de vue mais son auteur confirme qu'il est impossible d'être neutre quand son pays d'affection est plongé dans la guerre et le chaos.

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Pour rédiger ce portrait il m’a été difficile de trouver une photo d’Amin de Tarrazi et, signe de son extrême effacement, sa biographie n’a pas encore été rédigée sur Wikipedia. Voilà pourtant une vie passionnante à bien des égards ! En 1958, à 29 ans il fonde le Comité des Jeunes des Conférences de Paris. Puis, dix ans plus tard, il est élu président du Conseil National de France (deux mandats de 1967 à 1981) et enfin devient Président international de la Société de St-Vincent-de-Paul jusqu’en 1993. Conséquence de cet excès de discrétion,  la figure de proue de cette famille de mécènes reste curieusement son ancêtre le Vicomte Philippe de Tarrazi (1865-1956). Longtemps, ce riche érudit sillonne l'Orient et l'Europe à la recherche d'ouvrages pour alimenter sa bibliothèque personnelle riche de 20.000 livres précieux et de 3.000 manuscrits. Il fera don de ses collections  à son pays constituant le fonds initial de la Grande Bibliothèque de Beyrouth qu’il continuera d’enrichir jusqu’à sa mort en 1956. Cette tradition de mécénat culturel ne s’est pas perdue au fil des générations puisqu’aujourd’hui encore Amin et son frère Nadim à travers le Fonds de Tarrazi apportent leur soutien aux élèves du Conservatoire de Musique de Paris selon des critères sociaux et d’excellence. Depuis 1996, 510 bourses ont été attribuées à des lauréats provenant de 35 pays, élèves dans toutes les disciplines en musique et en danse.



 

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