Il est parfois étrange de croiser un regard qui parle vers vous dans un silence d'une rencontre passagère, là dans la rue. Souvent on oublie, parfois encore on se regarde dans une glace, dans le reflet d'une vitrine pour voir quelle réelle image les autres ont vu de nous.
Alors sans plaisir égocentrique, je pose mes yeux sur moi dans le miroir du matin, pour trouver les contour d'un visage qui vieillit avec une barbe qui repousse toujours trop vite, des cheveux plus gris, des tempes grisonnantes. Cheveux courts, je me glisse dans ma chemise, un plaisir masculin auquel je m'adonne chaque matin ou presque. Dans mon dressing, par ordre de teintes, avec ou sans rayures, je regarde les couleurs, un oeil en coin sur les cravates, une bonne cinquantaine, avec quelques favorites. Autant les chaussettes sont toutes grises ou noires, avec parfois une pointe de orange, le gentleman excentrique existe aussi, autant mes chaussures sont toutes noires sans exception, autant mes cravates sont multicolores, comme un parfum différent pour signer mon humeur, pour défier les membres de cette réunion, tous austères. Je caresse les tissus, je noue avec précision en regardant le jardin, les arbres à perte de vue, je refais sans hésiter ce geste pour un double noeud impeccable. Un geste fantôme si facile, quasi pavlovien.
Là ce soir, je suis à ce vernissage, un lieu, une amie, une invitation, qu'il est bon de se glisser dans ce décor art déco. Un ascenseur à l'ancienne, un palier, un vestiaire et la lumière du lieu. Toutes sont là des créatures de mode, de tous âges, des amies, des amis, des couples, des groupes, des inconnus pour moi, je la suis, elle me présente, je sers les mains, je justifie ma présence. Ce soir je suis là pour développer mon réseau, pour expliquer entre petits fours et champagne, entre les fines tranches de bellota bellota et la vodka, je dois placer en quelques minutes mon projet dans le luxe. Un challenge parfois laborieux quand l'autre n'écoute qu'une demie oreille, s'efface pour partir vers une amie qui arrive. Je ne peux rivaliser avec cette jeune blonde au pull trop court sur son nombril scintillant de bijoux, trop moulant pour ne pas ignorer le bonnet et les motifs de la dentelle l'enveloppant de très près.
Mais je suis accueilli par d'autres personnes, je partage des points de vue sur le lieu, sur l'exposition ici, mais aussi d'autres à Paris. On me présente le couple, les maîtres des lieux, charmants et d'une élégance folle. Beaux comme des statues, souriants et sublimes de finesse. Un ami reste avec moi, il travaille dans la mode, nous échangeons nos cartes de visite. La foule du début de soirée s'estompe, les relations s'égrennent, les plus intimes restent. Je ne sais que faire, un peu seul, puis rejoint par une personne que l'alcool a rendu très attachante. Elle me parle, s'interroge de ma relation avec ces messieurs. je la fais rire malgré moi, de mon métier qui n'existe pas, de cette idée de projet si nouvelle. Je me sens perdu, mais elle me rassure, d'autant que ma créativité semble la conforter dans ma sensibilité si masculine, si spéciale, si évidente ici avec tous les amis des hôtes de ce soir. Là je souris, car finalement je comprends que ma sexualité, pourtant rester dans mon lit depuis ce matin, m'emporte malgré moi dans des univers de déductions, de préjugés, d'idées convenues, je ne sais que choisir.
Elle revient avec du champagne, jeune femme perdue entre son métier dans la finance, et son envie de création, de son plaisir évident à cotoyer des individus à la sensibilité à fleur de peau, démultipliée même qui créent, se permettent d'innover sans limites. Elle me parle des chaussures posées sur cette étagère, ose me parler de lingerie, de mode, de dessous, de détails presque initimes, mais je ne suis pas un danger pour elle. Moi le spécialiste de la lingerie, des collections et des marques, des rangements soyeux, je peux regarder dans son décolletté débordant, ou ses cuisses de cette fort courte pièce de tissu, très justement appelée "petite robe noire". Je peux car jamais, au grand jamais je n'oserai un regard déplacé, un regard de gourmand hétéro, mais plutôt une caresse visuelle d'esthète homo.
J'ai ri en rentrant seul, sans eux, sans elle, en me regardant une dernière fois dans la vitrine, la nuit dans la rue, un reflet. J'étais toujours le même, et pourtant en voyageant dans cet immeuble j'étais devenu apparemment un autre. Une question de sensibilité peut-être !
Ou une simple question d'interprétation de l'autre ?
Nylonement