« L’essai de la victoire est refusé. Pourquoi ? La dernière passe est en avant. Pourquoi ? C’est une erreur technique individuelle. Pourquoi ? Secteur peut-être pas assez maîtrisé. Pourquoi ? Il n’est pas assez travaillé. Pourquoi ? Parce qu’on ne le pratique pas assez. Pourquoi ? D’autres styles de jeu sont davantage privilégiés. Pourquoi ? Pour une recherche de sécurité. Pourquoi ? On joue pour ne pas perdre. Pourquoi ? Besoin de résultats immédiats. Pourquoi ? »
Chacun perçoit à sa façon le dernier France-Irlande. Jean-Pierre Elissalde s’est arrêté sur ces deux passes manquées, qui, réussies, auraient été « décisives ». Certes, après tout ce ne sont que deux passes manquées, un manque de « practice », mais il soulève tout de même un point important. Il y a matière à approfondir. Les joueurs ou le staff ont parfois été jetés en pâture. Essayons d’analyser le pourquoi du comment.
- Les obligations de résultats rendent frileux.
Les places sont chères en Top 14. La formation française peine à y imposer ses jeunes et tend logiquement à « fabriquer » ce que le Championnat réclame. Les « centres de formations » repèrent des joueurs de plus en plus jeunes, et les critères physiques sont primordiaux. Chaque année, chaque équipe joue quelque chose : le maintien, l’Europe, les barrages, les demies à domicile. C’est un championnat professionnel à gros enjeux financiers où l’expérimentation ne trouve plus beaucoup de place et où la pression se fait sentir. L’immédiateté de résultat est obligatoire.Le travail sur du long terme devient extrêmement complexe à organiser, d’autant plus que les nombreux mouvements et transferts ralentissent ou bouleversent ces travaux. C’est la « survie », l’urgence ! Il faut prendre des points. Coûte que coûte. Pas étonnant que la frilosité apparaisse dans le pays du « pas d’initiatives, pas d’emmerdes ».
- La frilosité aime les solutions de facilité.
Trop systématiquement, l’affrontement direct et les tentatives de franchissements individuels au détriment de l’évitement et de la circulation du ballon se mettent en place. La passe devient « risquée », donc mal vue pour les partisans de la gagne à tout prix. Les initiatives personnelles semblent punies. La sécurité et les prises de risques minimales sont désormais prioritaires. Le cadre établit entraîne irrémédiablement des impressions de « déjà vu ». Les solutions de facilité deviennent vitales.
« Prêts à l’emploi », l’apport des joueurs de l’Hémisphère Sud est « inestimable » aujourd’hui. Pour ne « pas perdre », les défenses s’améliorent et les sur-utilisations des mêlées se multiplient pour récupérer des points. Les gabarits pouvant prendre physiquement « le centre du terrain », capables de créer des brèches naturellement et sans prendre de risques sont montés au pinacle. Pareil pour les buteurs métronomes.
- Les solutions de facilité poussent au conformisme.
A force d’évoluer dans ce conformisme, on ne parle pas de « créativité » ou d’instinct collectif, on récite, dans le meilleur des cas « l’incertitude » répétée aux entraînements.
L’Equipe de France elle, est devenue petit à petit, le produit de son Championnat. Elle est toujours difficile à battre, mais jugée « pauvrette » sur le plan imaginatif, plutôt lourde dans son approche rugbystique, sûrement trop habituée à pratiquer quotidiennement un rugby régressif, finalement assez loin des standards internationaux. L’impression laissée est, au mieux, celle d’une équipe forte en conquête, jouant correctement ses ballons de récupération, fournissant un superbe travail collectif défensif, au pire, une équipe de « braqueurs » jouant « petits bras » en refusant toute production offensive. « Impossible » de ne pas avoir un sentiment de gâchis ou de potentiel « mal exploité ». Les nouveaux arrivants apportant un peu d’air frais et quelques rares exploits individuels deviennent des « stars de compensation » …
- Le conformisme amènerait à une forme de starification individuelle ?
Ce serait un « scenario catastrophe » que de tomber dans l’individualisme. Heureusement peu probable tout de même, de par l’âme de ce sport. Mais il serait bon de faire en sorte de s’en tenir le plus loin possible malgré tout … La « vulgarisation médiatique », l’immédiateté et le conformisme ne sont certainement pas de bons remèdes …
Ces facteurs pourraient permettre de voir éclore des joueurs sacrifiant régulièrement des constructions collectives sous couvert de réaliser quelques exploits individuels, tandis que dans le même temps, s’éteindront quelques joueurs de rugby, perdus dans une sorte de « pauvreté collective » …
- Le rugby, un job mais aussi un jeu.
Le rugby professionnel semble être une bonne chose. Mais il doit être davantage encadré et dégagé d’une certaine pression dite « professionnelle ». Tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, il ne laisse pas assez de temps aux « pros » pour travailler. Cette course en avant, résolue aujourd’hui par des moyens immédiats pose problème. Tous les moyens se concentrent sur les problématiques présentes, à tel point qu’il semble quasiment impossible de prendre le temps pour réfléchir, poser certaines bases et mettre en place quelque chose de constructif collectivement pour l’avenir.
Individuellement, il faut encourager les initiatives, quand elles ont pour but de produire quelque chose pour le collectif. C’est ce dernier qui doit faire l’effort d’englober et d’assumer une part de risque dans son jeu. Comment font les All Blacks pour réduire les risques ? Ils travaillent entre autres, leur technique individuelle … Leurs « skills » leur permettent de réussir plus fréquemment les bons gestes.
Pourtant l’obligation de résultat est bien plus importante pour eux que pour le XV de France. Cependant, sur 99% de leurs matches, l’enjeu ne tue pas le jeu pour autant !
- En conclusion, la « technique individuelle » est-elle l’essence du collectif ? Est-elle l’élément clé pour sauver le rugby Français ?
Les solutions de facilité et autres raccourcis ne sont pas des modèles gagnants et épanouissants. Chaque situation demande une intervention bien précise avec une technique appropriée. Les grands mouvements ne sont fréquemment efficaces que si une maîtrise technique individuelle est acquise et perpétuellement travaillée, par tous …
Perdu dans le marasme du conformisme, des questions essentielles devraient davantage émerger ! Qu’est-ce que le rugby ? A quoi sert ce jeu ? Que voulons-nous en faire ? Sommes-nous satisfaits de ce que nous produisons ? Sommes-nous fiers de nous ? Utilisons-nous au mieux toutes nos qualités ? Prenons nous du plaisir à pratiquer ce jeu-là ? Le rugby est-il devenu à ce point-là un travail ? Seule la victoire est-elle belle ? Où allons-nous ?
L’individu doit continuer d’être préservé dans toute sa différence et dans toute sa particularité, mais l’exigence doit être relevée afin d’obtenir un collectif qui permette aux individus de prendre des initiatives. Réussir à faire en sorte que les joueurs produisent, à force, un instinct collectif. Un jeu où chacun s’y retrouve via des repères qui leurs permettent de se comprendre, de se répartir les tâches, de faire les efforts les uns pour les autres, de se sacrifier utilement, de combler quand quelqu’un tente quelque chose etc.
C’est bien pour cette raison que les Chiefs ou les All Blacks sont admirés. Ils produisent un jeu collectif créatif, abouti et « total », utilisant l’ensemble des caractéristiques et le potentiel de ce sport ainsi que de ces individualités. Mais encore une fois, qu’ont-ils de particulier ?
Ce sont des équipes qui ont réussi à intégrer toute la puissance nécessaire au rugby moderne tout en conservant une qualité et une dextérité de passe inimitable. De Tony Woodcock à Israël Dagg, de Brodie Retallick à Tom Marshall, la technique individuelle est quasi sans faille.
L’exemple parfait serait peut-être l’association au cœur de l’attaque néo-zélandaise entre Ma’a Nonu et Conrad Smith :
- Le premier est loin d’être cantonné au rôle de perce-muraille. Son registre ne se résume pas à du défi physique. Il affiche 108 kg sur la balance mais est capable de crochets courts d’une tonicité incroyable, de jouer au pied, de faire des passes impressionnantes de limpidité ou de s’insérer dans des combinaisons complexes … « Sans maîtrise, la puissance n’est rien ».
- Tandis que le second ne franchit pas. Ou très peu. Il récite son rugby, enchaîne les bons choix dans un timing proche de la perfection.
Bien sûr, il est bon d’apporter à cet enchaînement toutes les nuances du monde (préparation, formation), ce n’est qu’une « grille de lecture ». Mais une chose est sûre, les qualités techniques individuelles des joueurs seront supérieures à n’importe quelles solutions individuelles uniquement si elles sont mises au service du collectif. Lorsque l’on voit certains joueurs et même certains clubs du Top14 persévérer malgré tout à vouloir produire un jeu ambitieux, le temps semble venu pour réformer le rugby français.
Crédit : Photo Digitalsport.fr