Quoi de commun entre une art-thérapeute (Sandra Meunier), un directeur de recherche en robotique (Pierre-Yves Oudeyer), une chanteuse (Virginia Constantine), un architecte naval (Marc Van Peteghem), un designer (Fabrice Peltier), un prêtre-chef d’entreprise (Frère Marie-Pâques), un consultant en sons (Julian Treasure), une violoniste (Zhang Zhang) et un philosophe (Vincent Cespedes)? Pour le savoir, il fallait se rendre, samedi 26 avril, salle Claude Debussy au Palais des Festivals de Cannes, afin d’entendre un cycle de conférences de la plate-forme TED (Technology, Entertainment and Design): une organisation à but non lucratif fondée en 1984 aux États-Unis avec le slogan "Ideas worth spreading", et la finalité d’échanger sur la planète des réflexions dans tous les domaines liés de près ou de loin à l’humain.
Désormais représentée dans plus d’une centaine de pays des cinq continents, sa filiale "indépendante" TEDx permet à tout individu, comme à "tous ceux qui souhaitent changer le monde" de mettre en place des manifestations sous la forme d’interventions formatées, de dix à quinze minutes chacune, présentant qui un parcours, qui une découverte, "valant la peine d’être connus et partagés" par l’humanité.
Entouré d’une remarquable équipe de bénévoles, très investis dans leur mission, Norbert Barré, banquier à la Société Générale, présentait cette première édition cannoise de TEDx sur le thème "Happiness & Business": une "idée neuve", selon lui, sur la manière "d’associer la joie et le travail". Mais pas encore la joie dans le travail! Une demi-journée largement sponsorisée par deux groupes industriels allemands, tout deux bavarois: Allianz et Audi. Explications fournies par Norbert Barré sur les raisons de ces généreuses opportunités: la firme munichoise (Allianz) souhaitait faire passer le message sur les coûts financiers d’une entreprise afférents à la protection de la santé individuelle et celle d’Ingolstadt (Audi) vient juste d’ouvrir un nouveau "terminal" près de Cannes. La première affirme partager avec TEDx Cannes "une même façon d’être" tandis que la seconde admet qu’en "s’engageant aux côtés de TEDx Cannes, c’est donner corps à cette vision en soutenant des valeurs chères à Audi". Près de 500 personnes assistaient à cet événement au cours duquel 14 conférenciers aux provenances les plus diverses, ont évoqué leurs parcours, leurs métiers, leurs ambitions.
S’il connaissait TED et TEDx surtout par Internet, à l’image de Karim et de Zeyad – tous deux étudiants à l’Université d’Aix Marseille, le premier, d’origine marocaine, en commerce international et le second, Égyptien, en marketing – le public azuréen découvrait in situ le style des intervenants parfois étonnamment proche, dans la forme et le fond, des télé-évangélistes américains lisant, sans en avoir l’air, le texte de leurs prompteurs. A fortiori lorsque Norbert Barré propose que chacun se présente et serre la main de ses voisins de siège et de rangée, comme après l’Eucharistie. Au-delà du cliché, TED et TEDx véhiculent une philosophie nettement inspirée par l’esprit américain de la libre-entreprise, lui-même nourri d’une authentique conviction que l’individu recèle en son sein toutes les potentialités de réussite – ou de destruction – de l’humanité.
Vision "globale" dans la plupart des propos délivrés par les conférenciers de TEDx Cannes, placée sous le signe de l’universalisme du message, de la volonté individuelle, du rêve des Pilgrim Fathers devenant réalité tangible et de l’appel à la conscience éveillée de tous. D’où, aussi, d’inévitables épisodes de pathétisme larmoyant à l’image de la vidéo vue par plus de 15 millions d’internautes, du Dr Jill Bolte Traylor, une spécialiste américaine du cerveau racontant avec force détails, incluant une démonstration anatomique sur deux hémisphères humains "empruntés", les dramatiques circonstances de son attaque cérébral. A l’image aussi des deux présentations très applaudies, l’une théorique, l’autre scénique, de Sandra Meunier, art-thérapeute dans les unités de fin de vie et de soins palliatifs. Adepte de la "phrase ressource" destinée aux agonisants, adoptant des attitudes puisant dans les ressorts de la résilience, elle ne s’épargne toutefois pas les risques d’une infantilisation émotionnelle de l’autre, privilégiant – sans les travailler suffisamment pensons-nous dans cette confrontation à la finitude – les affects au détriment de la raison. Discutable.
Plus fouillé fut le descriptif de Pierre-Yves Oudeyer sur les mécanismes de la curiosité infantile, en les "modélisant sur des robots capables d’apprendre à interagir avec leur environnement et d’inventer leur propre langage". D’une discussion avec ce créateur de Poppy, petit robot humanoïde, sur cette question des interactions réciproques entre le bébé et son environnement, sujet d’un colloque entre spécialistes à l’hôpital Lenval dont nous avions rendu compte, il appert que le lauréat du prestigieux programme européen ERC tente, au-delà du concept sur la curiosité de l’enfant dont Freud a rappelé l’origine pulsionnelle ("la nouveauté est la condition de la jouissance", Freud, 1920) de même que Sperber celles de la sexualité dans l’élaboration du langage, "d’ouvrir d’autres hypothèses" quitte à "devoir réfuter celles auxquelles il se préparait et de s’étonner devant celles, inattendues et susceptibles d’apparaître au fil des expérimentations" avec ses robots. Une discussion qui mériterait d’amples débats que le cadre Tedx ne légitime pas: avantage de la concision dans la formulation d’une idée, frustration devant l’impossibilité d’argumenter voire de la réfuter. Time is money?
Dans un autre registre, le fondateur et président de "The Sound Agency", agence spécialisée dans la conception de logos sonores pour des marques connues, a montré "combien le son affecte notre relation au travail" et propose une triple démarche: "to listen, to design, to complain" (entendre, dessiner, et se plaindre). Quoique le terme "design", abondamment et astucieusement explicité quant à lui, par Fabrice Peltier, président de l’Institut National du Design Packaging, révèle le lien expérientiel, sensoriel de l’acheteur avec l’objet acheté non seulement pour ses qualités fonctionnelles mais aussi pour celles "à vivre" (Lipovetsky, 2006). A vivre aussi, les "fruits de la terre et du travail des hommes" selon Frère Marie-Pâques, moine à l’Abbaye de Lérins et responsable de la production des vins "le clos de la charité" dont les bénéfices sont répartis dans des actions caritatives.
Plus fantasmées, les interventions du "mérien" Jacques Rougerie, constructeur des habitats, des laboratoires sous-marins, des musées subaquatiques et dont certains projets pharaoniques ainsi que le discours qui les sous-tend sur "une nouvelle civilisation du bleu" – il nous pardonnera cette association car Jacques Rougerie n’est certes pas Curd Jürgens – nous font irrémédiablement penser au scénario du film de James Bond "L’espion qui m’aimait" (1977). De même que l’Allemand Sébastian Fleiter dont la caravane électrique se rend dans les festivals allemands grand public pour recharger les téléphones portables des spectateurs avides d’enregistrement sur leur Smartphones et autres tablettes, témoigne de cette dose d’humour. Et d’utopie dénonciatrice des dépendances comportementales, ce qui lui a valu en 2012 le Prix du Design de la République Fédérale d’Allemagne.
Et puisque la "beauté l’orne", deux artistes ont agréablement ponctué ces rencontres, même si leurs performances s’inscrivaient naturellement dans le procès TEDx. Violoniste au sein de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Zhang Zhang a malicieusement raconté son impressionnant parcours dans la Chine post-maoïste: la perte de la maison à Pékin au moment de la révolution culturelle obligeant sa famille à demeurer dans la cuisine où "il n’y avait de place que pour le piano, pas même une table, question de priorité!" – on pense à l’artiste russe Macha Zoubova qui a vécu presque trente ans dans le grenier de l’ancien palais de ses parents confisqué après la révolution bolchévique – puis les camps de travail pour sa mère lors du "grand Bond en avant", la détention de son père, violoniste privé pour l’épouse de Mao à laquelle il s’était un jour opposé avant d’être libéré quand celle-ci fut à son tour emprisonnée avec ses complices de la "bande des quatre", son départ pour l’étranger où son père dut, selon les lois en vigueur à l’époque, choisir entre son fils et sa fille afin d’obtenir l’autorisation d’émigrer. Magnifique récit précédé de quelques minutes d’un étonnant rubato violonistique, véritable hymne à la liberté musicale.
Fille de Jean Constantin, compositeur et auteur de la musique du film "Les quatre cents coups" de François Truffaut récompensé au Festival de Cannes en 1959, la chanteuse et musicienne Virginia Constantine a interprété deux mélodies où elle a brillamment démontré l’élasticité tonale et le charme velouté de sa voix.
Saluée par une ovation debout, cette rencontre n’a pas manqué de susciter l’enthousiasme d’un public relativement jeune, pas forcément résidant sur la Côte d’Azur. A titre d’exemple, le jeune "ambassadeur" russe de TED, Andreï Egorov, président de l’Université pour tous Skolkovo, avait spécialement fait le déplacement depuis Moscou où il organisera prochainement un Tedx sur le thème "A l’impossible, rien d’impossible". Plusieurs questions subsistent néanmoins. Le nécessaire adoubement par la centrale TED des initiatives locales ou régionales Tedx, peut donner le sentiment d’une organisation pyramidale, d’inspiration rotarienne ou maçonnique, qui repère, recrute à la manière des structures incubatrices, de jeunes et prometteurs talents dans tous les domaines. Pourquoi pas? Encore faut-il exactement savoir – mais n’est-ce pas déjà un signifiant culturel, voire une résistance, que de soulever cette objection – quelles sont les finalités ultimes de TED? Un jeune designer de l’entreprise Toyota à Sophia-Antipolis, Alexandre Gommier, avoue "suivre les productions de TEDx depuis plus de cinq ans", et déclare y avoir puisé "une inspiration créative pour son travail". Un motif de satisfaction ne signe pas forcément l’accès au bonheur. Une définition partagée, une approche collective reste une gageure si nous voulons bien nous référer aux tentatives infructueuses des démocraties occidentales, obsédées par la quantification et la mesure de l’irrationnel, d’élaborer un indice pérenne et juste du bien-être aux fins de pondérer le misérable PIB.
Par surcroît, la "positive attitude" qui a sous-tendu nombre de conférences, reflète bien cette prégnance, dans la psychologie outre-atlantique, des prétentions à faire du "moi" un maître de ses destinées alors que cette instance psychique subit tout au long de sa triste existence, les tiraillements intempestifs du "ça" pulsionnel et du "surmoi" tyrannique. L’interrogation du philosophe Vincent Cespedes "qu’est-ce qui rend heureux au travail?" et son souci de parler au nom d’un "bonheur collectif" en paraissent d’autant plus énigmatiques.
Mais puisque l’honnêteté intellectuelle commande, il convient de relever un point essentiel dans le succès de cette version TEDx Cannes 2014, sans doute appelée à se renouveler l’année prochaine: le vif engouement du public traduit, sinon trahit, l’expression forte d’une "demande", bien au-delà de la réussite matérielle, voire spirituelle derrière laquelle elle s’abrite encore. Quelle en est précisément sa nature? Un des multiples TEDx dans le monde serait bien inspiré d’y consacrer quelques heures. A minima.