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Que serai-je à cinquante ans?

Publié le 02 mai 2014 par Paristoujoursparis

Alors que mes pas me font marcher quotidiennement dans ceux de Jean de la Ville de Mirmont, mort au front en 1914, j’ai découvert cette petit perle, que je pourrai reprendre mot à mot tant son propos semble contemporain! Un texte extraordinaire de lucidité et de sensibilité

Jean de la Ville de Mirmont

Que serai-je à cinquante ans?

Réponse à une lettre de son père

 25 janvier.

 Je connais ton opinion habituelle sur Paris. Mais il y a plusieurs Paris et celui que j’habite n’est, à aucun point de vue, bâti sur un fond de boue. Il nage en plein courant, au milieu de la Seine. Quelques ponts le rattachent au Paris de la politique et des affaires. Je les traverse rarement. J’estime fort, d’autre part, la trirème Bordelaise (malgré ces commerçants fraudeurs qu’on y rencontre trop souvent; je ne dirai point pour le plaisir de jouer sur les mots que cette trirème est une galère). Mais, si je n’y suis pas resté, c’est parce que je n’avais point de place parmi les rameurs.

J’en arrive à ma situation personnelle. Que serai-je à 50 ans? Mon Dieu, si je vis encore, j’espère être un honnête homme et un homme honnête. Le rang que j’occuperai alors dans mon métier servile m’importe peu. Mes ambi­tions sont ailleurs. Elles ne résident point, néanmoins, dans une carrière de «gens de lettres ». Pour ma part, je m’occupe de littérature pendant mes heures de liberté et en dehors de tout souci de gain ou de succès.

Lorsque le fantôme de la trentième année viendra me visiter, je lui dirai ceci: « Oui, j’ai perdu pas mal d’années de ma jeunesse à des travaux sans joie. Nous vivons dans un siècle où chacun doit gagner sa vie, dans un siècle « à mains », comme on l’a défini assez bien. J’en ai pris tristement mon parti. En revanche, j’ai employé mes loisirs à me cultiver, à me déve­lopper intellectuellement le plus possible, mal­gré les circonstances. Je ne souhaite que d’arri­ver un jour à pouvoir m’estimer moi-même.

df

La notoriété s’acquiert aujourd’hui par des procédés dont je me sens incapable. On lance un livre de la même manière qu’on a lancé les pastilles Géraudel ou le cacao Bensdorp. Je manque des qualités nécessaires. J’aspire uni­quement à faire de « la bonne ouvrage », comme disent les ouvriers consciencieux. Y parviendrai-je? L’important est de le tenter. L’art a sa récompense en soi.

J’ajoute que je ne crois pas pouvoir chan­ger d’attitude lors de mes prochains livres. Je n’ai même pas mis de dédicaces flatteuses sur les exemplaires adressés aux critiques que je ne connais pas personnellement. Ce genre habituel de politesse ressemble trop à la platitude du mendiant qui salue pour avoir un sou. N’empê­che qu’on a parlé de mon livre avec une certaine amabilité – surtout chez les jeunes – et j’ai appris que des personnes dont l’opinion m’est le plus précieuse après la tienne, celle de Maman et celle de quelques amis, avaient approuvé mon essai.

Au revoir, mon cher Papa. Je sais que j’ai tort de manifester dans l’existence un excès de fierté bien déplacé, bien paradoxal au temps où nous vivons mais c’est à ton seul exemple que je dois ce léger travers.

 Je t’embrasse bien tendrement.

 Ton fils, JEAN

Le fantôme de la trentième année ne vint jamais visiter Jean de la Ville, devenu Fantôme lui-même. Il eut tout de même le temps de publier un subtil chef-d’oeuvre, « Les dimanches de Jean Dézert » témoignage de la noblesse et de l’extrême sensibilité du jeune homme.

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