Ne vous arrive-t-il jamais d’avoir ce qu’on nomme vulgairement le cafard, un coup de blues ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend » me diriez-vous. Je suis parfaitement d’accord, cela dépend des circonstances. Récemment il m’est tombé dessus. Comme ça. Je n’ai rien demandé. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis. Toc, toc, « bonjour, je suis le cafard. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. Pas le choix. Le cafard s’est assis et m’a tenu les baskets pendant tout un après-midi. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Instantanément, ça devait être son idée- car lorsque le cafard s’assoit, il ne le fait pas devant vous, devant tout le monde, non. Il est discret, il s’assoit en vous, dans votre esprit, mais ça vous le savez. Donc il m’a soufflé une idée, malgré lui. Instantanément je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et je l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hifi. En quelques secondes j’ai été projeté en arrière. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans dans le rétroviseur. Fichtre tant que ça ? Hé oui mon gars, qu’est-ce-que tu crois ? Vous verrez. Une vie c’est comme une Agera sur le Dakar ou la 66, vous verrez, vous verrez. Qu’est-ce que je disais, flûte alors ? Ah oui, je disais que j’ai mis un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. J’ai pris un paquet de CD, et c’est elle que je cherchais. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et la salive qui salive, amère. Al Atlal (Les pyramides). Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons. Et la mémoire qui s’agite, me secoue. Cocotier ou Orangina. Oran, Gambetta, avenue Gambetta, « e-Llidou ».
Avec mes camarades j’attends
le film. Les dix Commandements avec Yul Brynner et Anne Baxter, James Stewart et
Jeff Chandler « La flèche brisée » (ah Debrat Paget !) ou John
Wayne « La prisonnière du désert » (ah Natalie Wood !) Plus on
tuait d’Indiens, plus on exultait ! C’était comme ça à l’époque. On nous a
toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient
les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors
évidemment, nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens
soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et qu’il
nous fallait la croire (comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi
dramatiques). En attendant
le film, en attendant que la salle de cinéma se
remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Qewqeb Echarq, l’Etoile de l’Orient, qui
nous accompagne.
Quelle voix… « Aatini
hourriyati atliq yadayya/ Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… » Et les
placeuses (oui, vous ne rêvez pas, dans ces années-là, à Oran il y avait des
cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous le jure) qui nous placent
contre 0,50 centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire).
Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, nous placent
et nous font toujours la même recommandation.
« Ne jetez rien par terre
s’il vous plaît » (elles étaient très polies). Les placeuses ne supportaient pas qu’on jette par terre les cosses
de cacahuètes ou de pistache. Et cette voix divine, inimitable et inégalée à ce
jour, « Hel raa el Hobbo soukara mithlana/ Kem Banaïna min khiyalin
hawlana ». Lorsque le film nous plaisait on pouvait rester pour le revoir,
car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté voir un
film trois fois.
C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, pas au Lido,
« Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean
Simmons !) trois fois 184 minutes ! Nous étions heureux et, aux
Actualités Ben-Bella ne squattait pas l’écran. Oui, nous étions heureux à
quinze ans. « Wa dahakna dahka tiflayni maân/ Wa âdawna fassabaqna
Dhillana ! »Sapristi de saperlipopette, et voilà que monsieur cafard s’est fait discrètement la belle. J’écoute Oum Keltoum la Diva. Mes amis, mon quartier ont disparus.
A. H. Mai 2014
(ici : http://citylightscinema.wordpress.com/2012/06/12/oum-kalsoum-al-atlal-les-ruines-avec-la-traduction-1966/
