Magazine France

BOAZ ou BOOZ…

Publié le 03 mai 2014 par Philippe Thomas

Poésie du samedi 68, (nouvelle série)

En lui est  la force… Ainsi traduit-on le nom de Boaz, ou Booz  ainsi que l’orthographie Victor Hugo dans la Légende des Siècles. Littérairement, il y a tout, et plein de vers fameux dans Booz endormi, ce pur chef d’œuvre du grand Totor, dont la métaphore finale est devenue un classique des dictionnaires.  Littéralement, entre Booz  et Boaz , il n’y a qu’une lettre de différence qui marque la transcription grecque de l’hébreu mais c’est bien le même bonhomme. D’ailleurs, quand on épèle soigneusement B-o-a-z avant de prononcer « Boaz » à l’unisson, le buzz qui en résulte fait plus souvent entendre Bo-ooozeuh que Bo-aaazeuh.

Booz est ce riche propriétaire terrien de Bethléem séduit par les façons d’une glaneuse moabite venue trouver pitance au pays d’où venait le père du mari dont elle est la veuve. (Je résume). Après une journée de moissons, ce vieux Booz s’endort. La moabite se couche à ses pieds et à son réveil, Booz ne tardera pas à la connaître bibliquement…  Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand,  Ruth la moabite, une étrangère donc, va donc trouver chez Booz suffisamment de force et de vigueur pour lui faire un enfant, un certain Oved ; et Oved engendra Jessé et Jessé engendra David, le futur roi David… Tout ceci et bien d’autres choses est à lire dans le livre de Ruth (un vrai traité de droit du mariage léviratique) dont s’inspire le grand Totor qui zoome sur le sommeil de Booz, son songe prémonitoire et la belle moabite qui s’invite à ses pieds…

Booz apparaît comme un parangon de bienfaisance, lui qui recommande à ses domestiques  de laisser tomber des épis à l’intention des glaneuses. Il n’est évidemment pas du genre à penser un autre mode de répartition des richesses, ce n’est pas un révolutionnaire, il s’inscrit dans un ordre du monde traditionnel. Mais c’est un brave type, humain,  genre conservateur paternaliste, capable de faire le bien et d’accueillir Ruth comme un cadeau de la Providence, il n’y a pas de mal non plus à se faire du bien… On notera que le grand Totor montre Booz dans un rêve prémonitoire confinant à l’extase tandis que Ruth ne fait que songer, en une rêverie éveillée, à un certain moissonneur auquel Booz s’adresse directement pendant son sommeil… Ah, là, là, sur ce coup je trouve le grand Totor quand même un peu petit…

Mais éveillez-vous et lisez ou relisez donc Booz endormi

Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse ;
« Laissez tomber exprès des épis, » disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

*
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,

Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

*
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entrebâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt.
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
» Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

» Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

» Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe.
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase.
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là.
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément.
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Victor Hugo (on ne le présente plus…) La légende des siècles (publication échelonnée de 1859 à 1883).


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Philippe Thomas 103 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte