Magazine Poésie

[note de lecture] Véronique Pittolo, "Une Jeune fille dans tout le royaume", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 
PittoloOn trouve désormais dans les bibliothèques un rayon « contes détournés » qui atteste de l’existence d’un genre déjà traditionnel, la réécriture de contes : Une jeune fille dans tout le royaume pourra y figurer en bonne et due place ! 
 
Une préface rédigée par la méta-conteuse précise les enjeux de ce livre, qui est destiné à toutes les oreilles, à tous les yeux, sans distinction d’âge, de classe ou de sexe. À quoi bon écrire, lire, raconter, dessiner à partir du papier ? Pourquoi des poètes et des fictions en ces temps de crise ? Qu’en est-il des œuvres d’art à l’ère de leur reproduction technique ? Les enfants et les adolescents peuvent-ils être encore sensibles à l’aura des récits d’initiation ? Comment être encore touché par l’authenticité d’une œuvre, d’un récit, d’une fiction, d’un héros ?  
 
Découvrant Andersen, Grimm ou Perrault, La Fontaine ou même Marcel Aymé, le lecteur est confronté à « une singulière trame d’espace et de temps ; l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». C’est ainsi que Walter Benjamin définissait non sans mélancolie l’aura dans un texte datant de 1935. Désormais les choses nous sont si évidentes, si proches, si familières, si facilement saisies et possédées, que cette expérience semble révolue. Les princes et les princesses, les monstres et les chevaliers, les animaux merveilleux sont sortis de leur halo : la lumière est terne, l’éclairage indirect. Standardisée, leur réalité s’est alignée sur notre quotidien. Ces figures déritualisées sont-elles encore susceptibles de nous ouvrir à l’inconnu, au mystère, à l’étrange ? Benjamin encore : si le conte n’a plus de valeur cultuelle, il est tout entier dévolu à une valeur d’exposition.  
 
Le premier récit, « La jeune fille et les utopies », présente une série de maximes désabusées qui soulignent les caractères absurdes et réactionnaires d’une certaine éducation traditionnelle : morale étriquée, religion aliénante, schémas stéréotypés, destins fermés, partages et distributions des fonctions selon les sexes et les classes. Il n’y a pas de hors-lieux, d’utopies donc, pour la jeune fille. Elle est cet « ange du foyer » que les romanciers victoriens ont célébré tout au long du dix-neuvième siècle. Heureusement pour elle, l’ex-jeune fille Véronique Pittolo semble avoir eu cette chambre pour soi qui permet de se donner d’autres projets que ceux que voudraient lui imposer les pères, les frères, mais aussi les mères, les tantes ou sœurs.  
 
Le deuxième conte adopte un point de vue autrement minoritaire : cette fois, c’est l’animal qui parle. On est loin de l’étalon occidental type tel que Deleuze l’avait qualifié par exemple dans son Abécédaire. Celui qui s’exprime ici est laid, coloré, grossier : « Ogre gros, gras, vert ». Reproductible, il est avant tout une marque de fabrique, un signe, un type dont les enfants et les adultes s’amusent. Dépendant du baiser d’une jeune fille, régulièrement éconduit, son champ d’action est le foyer domestique : « Cuisiner m’exalte./Je possède une collection de robots mixeurs des années 50 /aux formes entièrement arrondies ». Schrek rejoue La Belle et la bête, mais le scénario a subi quelques modifications : la belle est devenue une jeune fille sans charme ni distinction, et la bête raconte finalement l’histoire d’une « vocation ». La voix du prince s’est tue ; lui succède celle d’une bête qui ne cesse d’interroger son apparence à partir d’un miroir qui ne répond plus à aucune injonction.  
 
Le troisième conte, « Chaperon loup farci », réinvente un petit chaperon rouge qui voudrait encore avoir peur du loup. Ce dernier n’attaque plus les fillettes esseulées. Il a perdu le goût des déguisements, ne dévore pas les grands-mères, est insensible au rouge. Cette couleur n’est plus celle du désir et caractérise aujourd’hui la honte ; c’est la teinte des pièces à conviction, des enquêtes, des vérifications et des expertises.  
 
Nous vivons, lisons, aimons dans le règne de la reproduction. Il ne s’agit plus de se recueillir mais de se divertir — Benjamin toujours. Heureusement, certains disques sont rayés, comme en témoigne la fin de ce recueil, et le « royaume » dont il est question dans le titre n’a pas jeté tous les livres d’images : le couple image/texte, le papier, le volume et le support papier n’ont pas dit leur dernier mot. La jeune fille et le monstre trouveront ou inventeront des œuvres dans lesquelles s’abîmer, disparaître, mais aussi renaître. Les lecteurs défont les contes mais les contes n’en continuent pas moins de construire leurs lecteurs. 
 
[Anne Malaprade] 
 
Véronique Pittolo, Une Jeune fille dans tout le royaume, L’Attente, 2014, 154 p., 11, 50 euros. 
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine