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Abdel-Bari Atwan : les médias arabes et les puissances du Golfe

Publié le 05 mai 2014 par Gonzo

atwanQuoi qu’on pense de lui, pour ses qualités ou à cause de ses zones d’ombre (dont certaines apparaissent assez clairement tout à la fin de l’entretien traduit par mes soins ci-dessous), Abdel-Bari Atwan (également Atouane عبد الباري عطوان) reste une des très grandes figures de la presse arabe contemporaine. Avec Azmi Bishara, lequel défend des options politiques pour le moins très opposées, il est sans conteste une des figures palestiniennes les plus connues, voire les plus écoutées, dans l’opinion arabe “informée”. Fondateur et rédacteur en chef de Al-Quds al-’arabi (Jérusalem arabe), un quotidien panarabe défendant une ligne nationaliste et aussi indépendante que possible dans le contexte des médias arabes (voir ce qui est dit ci-dessous à ce sujet), Abdel-Bari Atwan s’est fait “débarquer” assez brutalement en juillet dernier. Mais il continue à faire entendre sa voix sur Rai al-youm (L’Opinion du jour), le quotidien en ligne qu’il a fondé, toujours depuis Londres, peu de temps après (ses éditoriaux y sont généralement traduits en anglais, la veille ou le surlendemain de leur parution).

Publié il y a quelques jours par Al-Akhbar sous la signature de Mustafa Mustafa, cet entretien est déjà exceptionnel en soi tant il apparaît qu’Abdel-Bari Atwan, en particulier depuis sa démission/éviction, est ostracisé par une très grande partie des médias arabes (bien qu’un de ses ouvrages, L’histoire secrète d’Al-Qaïda , soit traduit dans quelque 32 langues paraît-il). Mais l’intérêt de ce texte est de lever (un peu) le voile sur les pratiques en cours dans le monde des médias arabes. En mettant en perspective les évolutions depuis un quart de siècle, en fait depuis la création d’Al-Quds al-’arabi en 1989, Abdel-Bari Atwan évoque surtout la “golfisation” toujours plus manifeste de ces médias, avec les conséquences qu’on imagine, notamment pour ceux qui, comme lui, défendent un ligne nationaliste arabe.

Malgré le succès de Rai al-youm (200 000 visiteurs par jour) et la place qu’il conserve sur la scène publique (400 000 “suiveurs” sur Twitter), Abdel-Bari Atwan incarne malgré tout une époque des médias arabes qui appartient presque déjà au passé. Parmi les enseignements des événements dont la région est le théâtre depuis trois ans, il y a la mise en évidence du rôle pour le moins très ambigu que jouent les grands médias régionaux et même nationaux (on peut penser à la manière dont la presse égyptienne se vautre, sans la moindre distance critique, aux pieds du futur raïs). Comme partout ailleurs sans doute, mais de manière plus manifeste dans cet ensemble régional particulièrement déséquilibré au niveau des rapports entre données démographiques et puissance financière (les pays les plus peuplés sont très souvent les plus pauvres, et inversement), la nature de la production médiatique est soumise aux diktats d’une économie politique assez facile à décrypter. Reste à miser, avec les limites déjà évoquées dans d’autres billets, sur les conséquences du développement d’Internet, qu’il s’agisse de la presse en ligne comme le fait Abdel-Bari Atwan, ou des médias sociaux.

« Paysan fils de paysan / J’ai l’innocence d’une mère / Et la malice / d’un vendeur de poisson. »1 Ces vers résument peut-être la personnalité controversée d’Abdel-Bari Atwan, ce journaliste empêcheur de tourner en rond né dans le camp palestinien de Dar el-Balah [Gaza] en 1950, d’une famille réfugiée de la ville d’Isdoud [Ashhod en hébreu, près de Haïfa]. Rédacteur en chef du quotidien Al-Quds al-’arabi entre 1989 et 2013, il a joué un rôle important dans les médias arabes durant les deux dernières décennies. Son livre, Watan min kalimât (Une patrie de mots), dont la quatrième édition vient de sortir chez Dâr al-Sâqî témoigne de l’expérience du réfugié palestinien errant de par le monde à la recherche du paradis perdu. Le témoignage d’une famille, qui s’ajoute [aux textes palestiniens tels que] le Journal de Khalil Sakakini, La Braise et la cendre de Hisham Sharabi et La route a commencé à Haïfa de Shafiq El-Hout. Le 2 septembre dernier, il a lancé le quotidien en ligne Rai al-youm (L’opinion du jour) visité par 20 millions de lecteurs, manière pour lui de poursuivre l’expérience commencée avec le quotidien libyen Al-Balagh au milieu des années 1970. Après sa démission [du journal Al-Quds al-'arabi] qui continue à susciter des commentaires, il se livre pour la première fois sur son expérience, sur la guerre et les médias, sur les menaces de mort et les complots tramés contre lui. Al-Akhbar l’a rencontré à Londres, dont les bureaux de Rai al-youm dont le personnel se compte sur les doigts d’une seule main.

Après votre démission d’Al-Quds al-’arabi, vous avez lancé le quotidien en ligne Rai al-youm, parlez-nous de cette expérience.

J’ai quitté Al-Quds al-’arabi le 10 juillet 2013, mais cela faisait trois années que je pensais à quelque chose de ce genre. Je dois être libre et indépendant. Je suis un éditorialiste et je ne peux pas m’imaginer en train de proposer mon éditorial à d’autres rédacteurs en chef. Ce sont des gens qui ont des entraves, ils ne sont pas libres et ils pourraient refuser ce que j’écris.
J’ai imaginé de construire Rai al-youm autour de mon éditorial. Tous ceux qui y écrivent sont volontaires. Quelques correspondants reçoivent des dédommagements symboliques. Ensuite, 98 % des lecteurs de Al-Quds al-’arabi étaient en ligne, 2 % seulement lisaient l’édition papier. Internet, c’est l’avenir de la presse et j’ai donc décidé de prendre le train de la modernité médiatique. Troisièmement, la presse en ligne est bien moins chère. La plus grande partie du budget d’Al-Quds al-’arabi passait dans l’édition papier et non pas dans le site. Pendant les 25 ans que j’ai passés à Al-Quds al-’arabi, j’étais en faillite, coincé pour ce qui est des publicités. Les dettes s’accumulaient. Je me souviens que les créanciers sont venus trois fois réclamer le loyer de l’appartement où était installé le journal. Mon souci c’était de savoir comment j’allais payer les salaires des 19 employés du journal, avec le loyer, les coûts d’impression et les coûts des envois. Quand tu as des dépenses et des obligations financières, tu n’es plus aussi libre. Tu dois accepter des abonnement et des aides. En toute franchise, tu dois faire le mendiant. Un ami très proche qui travaille à Al-Hayat [un quotidien concurrent] à Londres, a dit à un de ses amis dans le Golfe : « Abdel-Bari meurt de faim. Il n’a plus de quoi payer les salaires. » En d’autres termes, je n’étais pas le seul à mendier, mes amis le faisaient pour moi, par pitié, alors que j’étais leur concurrent !

Quel est le projet de
Rai al-youm ?

Fondamentalement, nous avons un ennemi, Israël, tout part de là : ceux qui soutiennent Israël, nous sommes contre eux, et ceux qui sont contre, nous sommes avec eux. Les choses sont claires, : ceux qui sont avec l’Amérique, nous sommes contre eux. et ceux qui sont contre, nous sommes avec eux ! C’est clair, pas besoin d’épiloguer sur la question ! C’est notre ligne, notre équation personnelle, qu’il s’agisse de Saddam Hussein, de Hussein Nasrallah ou d’Abdelfattah Sissi, ou d’Ibn Séoud. Quiconque est contre Israël, quiconque le combat, nous sommes avec lui, nous sommes à ses côtés. Nous ne soutenons pas des personnes, mais un courant, une orientation.

Avant la [première] guerre du Golfe, on a assisté à la création à Londres d’al-Sharq al-awsat, d’Al-Hayat et d’Al-Quds al-’arabi. Avant l’occupation de l’Irak en 2003, des chaînes telles qu’Al-Hurra, Al-Arabiya et Al-Jazeera ont commencé à faire parler d’elles. Il y a visiblement un lien étroit entre les médias et la guerre dans le monde arabe. Comment voyez-vous les choses aujourd’hui alors que nous vivons ce que les médias occidentaux ont appelé le “printemps arabe” ?

Autrefois, la lutte était entre le Golfe pétrolier et les forces progressistes arabes (al-taqaddumiyya al-’arabiyya). Aujourd’hui, c’est un conflit entre puissances du Golfe. Les médias ne sont jamais loin de la guerre dans notre région. La plupart des médias arabes suivent un agenda politique et répondent à des besoin précis. Ne pas le reconnaître, ce serait mentir. Les médias arabes sont subventionnés, qu’on le veuille ou non. Pour autant, il y a des degrés dans ce soutien : être soutenu parce qu’on défend la cause du peuple ce n’est pas la même chose que d’être soutenu parce qu’on est au service de telle ou telle faction, de telle ou telle classe sociale. Du temps de Nasser, les médias égyptiens étaient au service du nationalisme arabe et de la libération de la Palestine. Nasser a soutenu le quotidien libanais Al-Anwar face à Al-Hayat que les Saoudiens finançaient à l’époque où il était dirigé par Kamal Mroueh2 qui en était le patron. Nasser n’avait pas de pétrole, les médias n’étaient pas liés au pétrole, mais à des agendas politiques. Après les accords de Camp David en 1978, les médias égyptiens ont été interdits dans le monde arabe. C’est alors qu’est apparu Al-Sharaq al-Awsat, pour combler le vide laissé par la presse égyptienne. Moustafa Amine3 avait un éditorial quotidien à Sharq al-Awsat. Al-Hayat est apparu à Londres en 1988, peu avant la guerre du Golfe. Après 1990, une vague de médias est survenue. En 1991, il y a eu ainsi la chaîne MBC, la première chaîne arabe globale. Elle a provoqué une migration de la presse écrite vers la télévision. En 1995, cela a été le tour d’Al-Jazeera. Quelques jours seulement avant l’occupation de l’Irak en 2003, al-Arabiyya a été lancée. La guerre est toujours au cœur des médias arabes. Aujourd’hui, il y a environ 900 chaînes satellitaires et la région est perpétuellement en conflit, en proie à une grande fracture confessionnelle. Récemment, on a assisté à la création de la chaîne Al-Mayadeen4, pour combler un manque dans le paysage médiatique arabe.

Comment expliquez-vous les tentatives incessantes de la part du Qatar pour dominer le discours politique et culturel dans les médias arabes, alors qu’Al-Jazeera est à présent en recul et qu’on a vu l’échec de nombreux sites d’information en ligne, tels que Al-Mudun, même si Al-’Arabi al-jadîd5 en a tenté de” corriger les erreurs précédentes…

Notre région connaît une division sévère, des États, certaines parties ont opté pour le « changement » sous le mot d’ordre de la fin de la dictature et de la mise en place des démocraties. Pour la première fois, Al-Arabiyya et Al-Jazeera [respectivement pro-saoudienne et pro-qatarie] luttent pour le même objectif, à savoir le changement, pacifique d’abord, puis par la violence ensuite. Qatar perçoit annuellement 185 milliards de ses revenus pétroliers et gaziers. Une grande partie de ces revenus sont employés dans des projets médiatiques mis au service des objectifs qataris en Syrie, en Libye, en Tunisie, au Yémen, en Égypte. Tous les pays qui ont connu des changements étaient des régimes républicains, et des pays hostiles aux USA, sauf en partie pour l’Égypte. C’est vrai que ces républiques étaient des dictatures répressives, mais c’étaient aussi les seuls pays qui demandaient des prix justes pour le pétrole au sein de l’OPEP. Nous sommes pour la démocratie et pour le changement. Je suis un adversaire du régime syrien qui m’a menacé de mort, qui a interdit mon journal et qui a empêché l’accès à mon site. Je combats le régime syrien, mais par la démocratie, pacifiquement, par la coexistence [au sein des composantes nationales du pays], par la pensée libre. Je ne le combats pas par le sectarisme (tâ’ifiyya), même si ce régime est lui-même sectaire. De fait, il y a une mobilisation des médias pour que ceux-ci jouent leur rôle dans la confrontation. A mon avis, la révolution égyptienne ne l’aurait pas emporté sans l’aide d’Al-Jazeera, et Ben Ali ne se serait pas enfui. Al-Jazeera avait le soutien d’un grand nombre de lecteurs et de téléspectateurs mais elle a mis ce soutien au service du chaos (fawda) : chaos en Libye, au Yémen, en Syrie,en Égypte. On voit le résultat aujourd’hui.

Et quel est-il ?

Il n’y a plus d’État en Libye aujourd’hui, on ne peut même pas dire qu’il est en faillite ! La Syrie est détruite et morcelée. L’État est faible au Yémen et l’Égypte fait face à de très grandes difficultés. Pour l’heure, la Tunisie semble avoir réussi à échapper au chaos. C’est ça le résultat ! Si ce projet avait suivi une vision, la démocratie l’aurait emporté mais ce qui est arrivé, c’est qu’elle a été vaincue en Syrie, au Yémen et en Tunisie.

Vers quoi nous dirigeons-nous ?

Aujourd’hui, on assiste à une lutte entre l’Arabie saoudite et le Qatar dans les médias. L’Arabie saoudite et ses alliés aux Émirats investissent dans les médias, en Egypte et ailleurs. Qatar aussi s’efforce de bâtir un empire médiatique. Auparavant, cette lutte opposait les États pétrolier du Golfe et les pays progressistes, aujourd’hui c’est une bataille entre les pays du Golfe, et les sites d’informations, les chaînes de télévision et les journaux sont les armes les plus utilisées.

Comment expliquez-vous la concordance de vues entre le discours médiatique arabe et la plupart des médias occidentaux en ce qui concerne la situation en Syrie ou au Bahreïn ?

Aujourd’hui, les médias sont mobilisés. La Syrie est comme un nœud qui aurait empêché la scie d’avancer, elle a empêché que le changement se produise comme le souhaitait l’Occident, un changement qui avait pour but de légitimer Israël. Ce projet occidental, il a commencé en Irak, et il s’est poursuivi avec la Syrie. Indirectement, il s’étend aujourd’hui à l’Égypte. Ces trois régions vieilles de huit mille ans sont aujourd’hui menacées de dissolution et d’affaiblissement. Les États du centre [de la région arabe] sont faibles aujourd’hui et les États de la périphérie sont ceux qui dirigent.
Le discours du projet occidental s’appuie sur les périphéries arabes. Pour un tel projet, il faut des milliards, impossible de s’appuyer sur des pays qui ont de faibles revenus comme le Yémen, le Soudan, la Mauritanie, le Liban… Qui a assez d’argent pour armer l’opposition syrienne ? Quand l’Otan s’est engagée en Libye, l’Arabie saoudite et le Qatar l’ont soutenu en argent et en médias. Il était donc naturel qu’Al-Jazeera et Al-Arabiyya soient le fer de lance de ce projet.

Pensez-vous que le soutien d’Al-Jazeera à la révolution en Égypte et à Tunis était à la fois naturel (amran ‘afawiyyan) et professionnel ?

Nous nous sommes réjouis du soutien d’Al-Jazeera à la révolution en Égypte et en Tunisie. A mon avis, sa manière de couvrir les événements était à la fois naturelle et professionnelle. Mais quand la crise a commencé en Syrie, les téléspectateurs ont commencé à avoir des doutes sur ce professionnalisme et sur la crédibilité de la chaîne. D’autant plus qu’il y avait des données disponibles sur Google et sur YouTube, et qu’il était facile de constater que des informations étaient fabriquées. Cela a abouti à faire baisser l’audience de 46 millions de téléspectateurs à moins de 6 millions. Al-Jazeera a parlé trop tôt de la fin du régime syrien, elle a perdu son équilibre, elle s’est mise à fabriquer des reportages. Le régime syrien a tiré les leçons de l’expérience des autres et Assad n’a pas fui comme Ben Ali l’avait fait.
Entre 1995 et 2005, Al-Jazeera a été l’État le plus fort et le plus important du monde arabe, on pourrait appeler cela son âge d’or. Elle faisait partie des cinq « marques » les plus importantes au monde. Elle tirait sa force d’un point de vue nationaliste [arabe], pas de son professionnalisme, un point de vue opposé à l’invasion américaine en Irak, à la présence américaine dans la Péninsule arabe, opposé à la corruption et à la répression, donnant à l’opposition une tribune. Ce qui a fait Al-Jazeera, c’est son soutien aux causes nationales car le peuple arabe est patriote. Et c’est ce peuple qu’elle a perdu en épousant l’agenda de l’État d’Al-Jazeera. Personnellement, depuis le début du « printemps arabe », j’ai pris la décision de ne pas apparaître à Al-Jazeera ou à Al-Arabiyya.

Quelle est la vraie version de votre démission d’Al-Quds al-’arabi ?

Il y a un côté juridique dans cette affaire, que je dois respecter en ne donnant pas tous les détails. En quittant Al-Quds al-’arabi, j’ai signé un accord selon lequel je me tairais. Je suis obligé légalement à ne pas désigner la partie en question, sinon je suis passible des tribunaux. Ici (en Grande-Bretagne), la loi existe. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit d’une partie venant du Golfe qui a pris Al-Quds al-’arabi, parce qu’elle avait l’argent pour cela et parce que le journal avait des dettes, des obligations financières. J’avais le choix entre deux possibilités : conserver la rédaction d’Al-Quds al-’arabi et toucher une très grosse somme en suivant une ligne éditoriale au service de cette partie dans le Golfe, ou m’en aller. J’ai choisi de m’en aller pour que le journal continue. Mes collègues ont des familles à nourrir. La principale objection concernait la ligne éditoriale par rapport aux événements de Libye et de Syrie. La crise en Libye a fini rapidement, mais elle dure toujours en Syrie. Franchement, j’étais totalement perdu durant mes derniers jours au journal, j’ai vécu un problème terrible durant les trois premières années de la crise syrienne.

En dépit des prédictions pessimistes après cette démission, Al-Quds al-’arabi continue : quel être votre point de vue sur sa ligne éditoriale aujourd’hui ? Que pensez-vous des accents sectaires qu’on commence à y lire ?

Une partie dans le Golfe a mis la main sur Al-Quds al-’arabi quand j’ai refusé de me soumettre à sa ligne éditoriale. Je laisse le public en juger. Ce journal, c’est mon enfant. Je l’ai construit pierre à pierre pendant vingt-cinq ans. Je lui ai beaucoup sacrifié. Je travaillais seize heures par jour, à écrire des articles, à diriger. J’ai la gorge serrée en pensant à mes enfants que je n’ai pas assez vus durant toutes ces années. J’ai préféré que le journal continue plutôt que de le voir mourir. J’ai pleuré en le quittant, et mes collègues aussi. J’étais comme un père incapable de nourrir ses enfants, j’ai préféré que quelqu’un les adopte plutôt que de les voir mourir de faim.
Au journal, j’étais contre tout langage sectaire. Je n’ai jamais accepté des expressions comme « le parti d’Ellat », ou « le parti du diable »6, les insultes à l’encontre des sunnites, des chiites, des druzes, des alaouites… Même dans les pages consacrées à la presse israélienne, je n’intervenais que s’il s’agissait d’une question confessionnelle, en particulier à propos de la Syrie. Quand bien même tout le monde deviendrait-il sectaire, je ne ferai pas comme eux. Je suis pour que les peuples aient leur liberté, leur indépendance, mais pas au prix du sectarisme. Et cela à cause de mes positions nationalistes. Par exemple, je me suis opposé à l’Arabie saoudite pour des raisons nationalistes et politiques, parce qu’elle avait proposé de faire la paix avec Israël mais si elle mobilisait pour libérer la Palestine, je me tiendrais à ses côtés. Je ne suis pas opposé à des pays, mais à des politiques.

On a entendu dire bien des choses à propos de l’affaire « pétrole contre nourriture », on a évoqué vos relations avec le régime de Mouammar Kadhafi…

Les noms de ceux qui ont reçu de l’argent irakien ont été publiés, il y avait des chefs d’Etat, des ministres… Le mien y figurait-il ? Je vais vous confier quelque chose : dans les programmes scolaires officiels irakiens après l’occupation du pays en 2003, on m’a décrit comme un agent de Saddam Hussein. Nour al-Maliki et le journal du Parti islamique Daawa ont écrit sur leur manchette, en première page : « Abdel-Bari Atwan est un bâtard fils de bâtard, sans père connu ». Et pour finir, j’ai reçu il n’y a pas longtemps une invitation du syndicat des journalistes irakiens qui voulaient organiser un événement en mon honneur. Le doyen du syndicat des journalistes, un partisan [du journaliste et écrivain] Juma Allami, m’a dit que le Premier Ministre, Nouri al-Maliki, me recevrait, que le ministre de l’Information offrirait un dîner en mon honneur. Je lui ai répondu : « Cela fait vingt ans que vous m’insultez, que vous me traitez de tous les noms, comment pouvez-vous m’honorer aujourd’hui ? » Le problème, c’est que celui qui veut être indépendant, qui veut exprimer ses idées ne reçoit que des injures et se fait traiter d’agent ! C’est une vraie calamité d’être indépendant de nos jours !
J’ai écrit des dizaines d’articles contre Kadhafi, avant ce qu’on a appelé la révolution libyenne. Mais quand l’Otan est intervenue en Libye, j’ai écrit sur la première page du journal : « Libye : les révolutionnaires de l’Otan. » J’étais contre l’Otan, et contre la dictature. On m’a agoni d’injures. Tout le monde était avec l’Otan en Libye malheureusement. Kadhafi a menacé de m’assassiner, mais il m’a aussi proposé un avion privé pour que j’aille lui rendre visite. J’ai refusé. Quant à son ministre des Affaires étrangères, Abdeslam Triki, il est toujours vivant et il fait des affaires, vous pouvez aller l’interroger. Abdel-Rahman Shalgam [également ancien ministre des Affaires étrangères de Kadhafi] m’a rendu visite, et nous avons eu une rencontre à l’hôtel Dorchester, à Londres. Il m’a proposé de faire distribuer Al-Quds al-’arabi dans cinq villes de Libye, il m’a proposé de l’argent, j’ai refusé. J’ai reçu une proposition d’Ahmad Kadhaf al-dam [un cousin de l'ancien dirigeant libyen], j’ai refusé. Pour finir, Kadhafi m’a envoyé un homme d’affaires palestinien sept fois de suite, ainsi qu’un émissaire à Amman pour me persuader de lui rendre visite, j’ai refusé. Et pour finir, on entend raconter que j’ai touché 4 000 dollars de Kadhafi ! Qu’est-ce que ça veut dire ? D’ailleurs, Abdel-Rahman Shalgam a écrit dans Al-Quds al-’arabi que je n’avais rien touché du régime de Kadhafi, et le journal non plus…

Sur CPA également, la traduction de l’essentiel d’un éditorial du 16 juin 2010 dénonçant l’interdiction en France, mais en lien avec une demande de l’Union européenne, de la chaîne palestinienne Al-Aqsa.
Sur Seenthis, un choix de quelques liens supplémentaires : les adieux aux lecteurs lors du départ d’Al-Quds al-’arabi ; un départ dont on comprend facilement en fait qu’il est lié au rachat du quotidien par le Qatar, et peut-être aussi comme une faveur pour Azmi Beshara. Relevé par Avarende (avril 2013), un portrait au vitriol de Blair, et par Nidal un édito sur la politique US en Egypte (en août 2013). Par moi-même, il y a un mois, un autre édito à propos des offres de collaboration avec Israël de la part de certains responsables de la Coalition nationale syrienne.

  1. Citation du poète palestinien Taha Muhammad Ali, décédé en 2011. Lien vers le poème en entier.
  2. Grande figure de la presse libanaise, Kamal Mroueh a été abattu dans les locaux de son journal en 1966 lors d’une opération générallement attribuée à la milice pro-nassérienne des Mourabitoun.
  3. Un des pionniers, avec son frère, de la presse égyptienne moderne avec lequel il a lancé le quotidien Akhbar al-yawm en 1944.
  4. Voir ce billet dans CPA du 5 juin 2012.
  5. Bouquet de services en ligne – sur Twitter et Facebook – lancé début avril 2014 en attendant la création d’un quotidien en principe basé à Londres.
  6. Jeux de mots en arabe sur le nom du Hezbollah, à savoir « le parti de Dieu », tranformé dans le premier cas en « parti d’Ellat », du nom d’une idole antéislamique.

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