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Le Palais

Publié le 22 mai 2014 par Philippe Thomas

Poésie du samedi 71 (nouvelle série),

à Claude L,

L’autre jour sur le chantier où avec des potes j’exerce mes piètres talents de bâtisseur,  j’en étais à invoquer quelque truc magique tellement je transpirai en train de bûcher ma pierre. Genre « il dit et cela fut », comme c’est écrit dans le grand livre. Ce serait tellement commode… Voyant mon labeur et mon désarroi, un de mes compagnons  plein d’expérience s’approcha et me récita à l’oreille le texte suivant sur le ton confidentiel de celui qui vous dit : « Tiens, c’est de la bonne ! » Et c’est ainsi que Kipling m’accompagne désormais sur le chantier du vieux temple qu'on s'évertue à retaper. Du coup, mon travail est devenu tout naturellement glorieux et mon règne me semble éternel…

Le Palais

Quand j’étais Roi, et Maçon – un maître prouvé et habile,
Je me dégageai un emplacement pour élever un Palais,
Tel qu’un Roi se doit de construire.
Je décidai, et fis creuser selon mes propres instructions.
Et juste là, au dessous du limon, j’atteignis
Les restes d’un Palais que jadis
Tel un Roi, un autre avait fait bâtir.

Il n’avait aucune valeur dans la façon,
Et aucune intelligence dans le Plan.
çà et là, ses fondations ruinées couraient au hasard :
Maçonnerie grossière, maladroite.
Cependant, gravé sur chaque pierre on lisait :
« Après moi viendra un autre Bâtisseur ;
Dites-lui qu’un jour, j’ai su, moi aussi !  »

M’en servant rapidement pour mes propres tranchées,
Où mes fondations, bien conçues – elles ! s’élevaient,
J’ai placé ses pierres taillées et ses pierres d’angle,
Les retaillant et les ajustant à ma façon.
De ses plus beaux marbres j’ai fait moudre de la chaux
Que j’ai brûlée, éteinte, puis étendue.
Et j’ai pris ou délaissé, selon mon bon plaisir,
Les cadeaux posthumes de cette humble dépouille.

Pourtant, je n’ai éprouvé ni mépris, ni gloire,
Et comme nous les arrachions et les dispersions,
J’ai lu dans ces fondations rasées,
Au fond du cœur et de l’âme de leur bâtisseur.
Pareillement, en son temps il s’était élevé
Et avait plaidé et défendu sa cause.
Pareillement j’ai compris
La forme du rêve qu’il avait poursuivi,
En face de l’œuvre qu’il avait réalisée.

Quand j’étais Roi, et Maçon
Dans le plein zénith de ma vanité,
Ils m’envoyèrent une Parole du fond des ténèbres.
A voix basse, et me prenant à part
Ils m’ont dit : La fin ultime des choses t’est interdite.
Ils m’ont dit : Tu as maintenant joué tout ton rôle.
Et ton Palais deviendra comme celui de l’autre,
Des décombres dont un roi à son tour, usera pour bâtir.

J’ai dis à mes ouvriers de quitter mes tranchées,
Mes carrières, et mes quais, et de laisser là
Leurs ciseaux qui travaillaient la pierre.
Tout mon ouvrage, je l’ai abandonné et confié au destin
De ces années qui n’ont plus foi en l’avenir ;
Seulement, j’ai gravé sur les madriers,
Seulement, j’ai gravé sur la pierre :
« Après moi viendra un autre Bâtisseur ;
Dites-lui qu’un jour j’ai su, moi aussi ! »

Rudyard Kipling (Bombay 1865 – Londres 1936)


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