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RÉVOLUTION EN UKRAINE ENTRETIEN Mustafa Nayyem: « En Ukraine, nous n’avons fait qu’une moitié de révolution »

Publié le 25 mai 2014 par Blanchemanche
24 MAI 2014 |  PAR AMÉLIE POINSSOTTandis que les européennes annoncent une abstention record, il est un vote qui va au contraire fortement mobiliser : le scrutin présidentiel ukrainien, couplé avec les élections municipales dans une quinzaine de grandes villes, dont la capitale. Mais cinq mois après le début de la révolution, les enjeux de ces scrutins semblent aux antipodes des idéaux portés par le Maïdan.

Mustafa Nayyem est le rédacteur en chef de Hromadskie TV, une chaîne de télévision indépendante diffusée également sur Internet qui a commencé à émettre en novembre dernier, précisément une semaine avant le début des protestations sur la place de l’Indépendance de Kiev. C’est son message sur Facebook, dans l’après-midi du 21 novembre, qui provoque le premier rassemblement sur le Maïdan.Mediapart. Les Ukrainiens votent pour élire leur nouveau président. Parmi les candidats, la plupart sont des personnalités qui étaient déjà au pouvoir ces dernières années, et le favori n’est autre qu’un oligarque, Petro Porochenko. N’est-ce pas contradictoire avec les idéaux portés par le mouvement du Maïdan ?Mustafa Nayyem. Cela peut paraître un paradoxe, mais en réalité, ce qu’il faut comprendre, c’est que cette révolution n’a pas pu être achevée. Pour le moment, nous n’avons pas de vrai gouvernement et le pays traverse une guerre depuis trois mois : c’est à travers le prisme de l’urgence que les Ukrainiens vont voter, et non pas à travers le prisme du Maïdan. Si l’on ne comprend pas cela, on ne peut pas comprendre pourquoi Arseni Iatseniouk, qui ne pesait que 6 % dans les sondages pendant le Maïdan, est aujourd’hui premier ministre, ni pourquoi Olexandr Tourtchynov, qui n’était même pas mentionné dans les enquêtes d’opinion, est aujourd’hui président par intérim.Je vous rappelle que les leaders de l’opposition politique, à savoir Vitali Klitchko, Arseni Iatseniouk, et Oleg Tyagnibok, n’étaient pas soutenus par la population mobilisée sur le Maïdan. L’accord qu’ils ont signé le 21 février avec Viktor Ianoukovitch, alors président, n’a pas été accepté par les manifestants, qui ont refusé toute forme de compromis après le bain de sang des 19 et 20 février... Or ce sont ces mêmes personnalités ou leurs proches collaborateurs qui sont aujourd’hui candidats aux élections présidentielle et municipale ! Cette configuration, bien évidemment, n’est pas le résultat de Maïdan : c’est la conséquence d’un état de guerre.Mustafa Nayyem, dans les locaux de Hromadskie TVMustafa Nayyem, dans les locaux de Hromadskie TV © Amélie PoinssotEst-ce cette situation très particulière qui explique le succès de Petro Porochenko, ce candidat donné favori pour la présidentielle, septième fortune d’Ukraine et homme politique déjà passé par les gouvernements les plus divers cette dernière décennie ?Tout à fait. Si Petro Porochenko est élu, ce n’est pas une conséquence du Maïdan, mais bel et bien de ce contexte de guerre. Avant le Maïdan, cet oligarque ne s’était jamais imaginé devenir président, et il était très bas dans les sondages. Pendant la mobilisation, il est resté en dehors du jeu politique mené par les trois leaders de l’opposition, ce qui lui a permis de rester à l’écart, aussi, de la critique médiatique. Tout au long du mouvement il a ainsi été perçu comme étant plus proche de la population que des politiciens.Il a ensuite mené une habile stratégie, en faisant alliance avec Vitali Klitchko. C’est alors que les électeurs ont commencé à comparer les deux hommes : Klitchko est apparu plus faible, surtout après le départ de Viktor Ianoukovitch, car la demande populaire n’était plus celle d’un homme fort qu’incarnait Klitchko, mais celle d’un homme expérimenté, image que renvoyait Porochenko. Les deux hommes se sont alors réparti les scrutins, Porochenko s’engageant dans la course à la présidentielle, Klitchko pour la mairie de Kiev.Le Maïdan est-il donc mis entre parenthèses ?Je crois que le mouvement du Maïdan ne portera ses fruits que d’ici deux ou trois ans. Cela dit, on peut déjà observer des changements institutionnels. Le retour à la constitution de 2004 est déjà la preuve que l’on n’aura plus un président tout-puissant qui dicte sa loi au parlement. Autre aspect positif : la manière dont les choses se sont passées empêche tout leader politique de s’approprier le mouvement et de prétendre qu’il représente le Maïdan. Désormais, les politiciens ont peur de l’opinion publique dégagée par cette mobilisation et ils doivent composer avec. Enfin, on observe déjà un travail de transparence du côté des partis politiques : auparavant, on ne pouvait rien savoir de leur financement.Le message de Mustafa Nayyem publié sur facebook le 21 novembre 2013Mais il reste des défis immenses à relever. Le poids des oligarques, notamment : des gens comme Igor Kolomoïsky dans la région de Dniepropetrovsk ou Rinat Akhmetov dans le Donbass sont aujourd’hui encore plus puissants qu’ils ne l’étaient avant Maïdan. Nous avons par ailleurs des demandes très spécifiques concernant Petro Porochenko. S’il est élu, il doit vendre ses usines, et il doit surtout se séparer de Canal 5, cette télévision qui a soutenu le Maïdan : posséder une chaîne est incompatible avec des fonctions de président. Comment pourrais-je croire en l’objectivité des journalistes qui y travaillent ?En fait, Maïdan est encore en cours. Les gens sont toujours en colère, l’insatisfaction n’a pas disparu, et ce sentiment va continuer d’œuvrer contre la corruption et la centralisation du pouvoir. De son côté, le gouvernement va s’efforcer de montrer patte blanche, de prouver qu’il tient ses engagements, de respecter les idées portées par le Maïdan. Et comme personne ne pourra s’approprier le Maïdan, on verra aussi arriver l’alternance au sommet de l’État.

Pas de victoire à célébrer

Pensez-vous qu’une nouvelle génération de politiciens va émerger ?Oui, de nombreuses figures sont apparues dans la vie publique. Mais le contexte de guerre les empêche d’exercer un rôle. Dans un gouvernement d’urgence nationale, il n’est pas possible de placer de nouvelles personnes sans expérience politique. C’est cela notre drame : la nouvelle génération ukrainienne ne peut accéder au pouvoir à cause de la politique menée par Vladimir Poutine ; l’annexion de la Crimée puis les affrontements dans l’Est nous font perdre un temps considérable.En fait, nous n’avons fait qu’une moitié de révolution. Certes, l’ancien gouvernement est tombé, mais nous n’avons encore rien construit de nouveau ; tous les candidats sont liés à l’ancien système. Ce qui a changé en revanche, c’est que ces politiciens ne sont plus tout seuls, ils sont obligés de nous écouter : c’est là qu’il y a un changement profond, et ce changement se poursuivra dans les urnes lorsque nous élirons un nouveau parlement. Alors, ceux qui ont dirigé le pays pendant vingt ans partiront vraiment.Rue Institutska, l'artère qui donne sur le Maïdan où des dizaines de manifestants ont été assassinés par les snipersRue Institutska, l'artère qui donne sur le Maïdan où des dizaines de manifestants ont été assassinés par les snipers © Amélie PoinssotLe Maïdan, au centre de Kiev. A droite, la maison des syndicats, qui a brûlé en févrierLe Maïdan, au centre de Kiev. A droite, la maison des syndicats, qui a brûlé en février © Amélie PoinssotAprès tous ces événements, que va devenir le lieu en lui-même du Maïdan – la place de l’Indépendance de Kiev ?À vrai dire, cela ressemble déjà plus à un monument du Maïdan qu’au Maïdan lui-même : c’est devenu un cimetière. J’y suis passé trois ou quatre fois depuis la fin des manifestations, et je dois dire que cela m’a rempli de tristesse. Je me souviens de ces nuits de mobilisation, ces moments très vivants et joyeux... Après tout cela, je ne peux pas m’imaginer les voitures circuler à nouveau sur la place, et je pense d’ailleurs que personne n’acceptera que l’on y rétablisse la circulation. On ne pourra de toute façon jamais effacer les traces de ce qui s’y est passé.Cela dit, aujourd’hui, l’objet physique du Maïdan et le concept du Maïdan se différencient. La plupart des activistes qui étaient présents sur la place n’y sont plus, et n’ont rien de commun avec ceux qui y sont encore aujourd’hui. Ceux que l’on y croise à présent sont des gens blessés psychologiquement, qui ont perdu le sens pacifique, qui ont vécu là jour et nuit et se retrouvent maintenant un peu perdus dans une nouvelle réalité, ils n’arrivent pas à rentrer chez eux. Ils s’imaginaient qu’ils allaient continuer la lutte, mais maintenant le front est ailleurs et c’est une autre guerre qui est passée sur le devant de la scène : il n’y a pas de victoire à célébrer.

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