Le blog de gerardfiloche
29 MAI 2014 | PAR GERARDFILOCHEInspecteur du Travail en retraite - Membre du Bureau Natinal du PS - Militant CGT - Membre du Conseil scientifique d'ATTAC et de la Fondation Copernic - Rédacteur en chef de la revue Démocratie & Socialisme, mensuel de la Gauche Socialiste
Paris -C’était rue Notre Dame de Nazareth. Elles étaient huit. Des femmes assises, le dos courbé, les fesses endolories, sur des tabourets de bois ronds autour d’une grande table métallique. Toute la journée. 8 heures par jour, 35 h par semaine, 151 h 66 par mois, et les heures supplémentaires pas comptabilisées. A peine plus que le smic. Avec de petites mains, elles faisaient de la petite bijouterie fantaisie, des petits assemblages, des enchâssements méticuleux. A côté d’elles quelques hommes, aux bras plein d’eczéma, trempaient des métaux dans divers « bains » d’acide. Au total la petite entreprise, comptable inclus, était composée de 14 salariés.Ce qu’elles voulaient, ces huit femmes, c’était des vrais sièges, si possible ergonomiques, avec un rembourrage, un dossier, des accoudoirs, équilibrés avec cinq roulettes. Juste pour moins souffrir.Après avoir timidement une par une demandé au patron, elles avaient fini par faire une pétition. Signée à 8. Même les hommes à côté n’avaient pas osé signer. Le patron s’était aussitôt emporté ! Un colérique : « – Ca on ne me la fera jamais, moi je suis un ancien ouvrier, je sais ce que c’est, j’en ai bavé, elles me l’auraient demandé poliment, d’accord, mais là avec une pétition, pourquoi pas une grève pendant qu’on y est ! Jamais, jamais je ne céderai pas à ce genre de chantage ! ».Elles saisissent l’inspection du travail (c’était avant le plan Sapin, l’inspecteur pouvait encore décider d’y aller, en opportunité). L’inspecteur demande des sièges, le patron s’empourpre, refuse. Lettre recommandée, mise en demeure. Le patron conteste encore. Puisqu’il y a plus de dix salariés, l’inspecteur demande de mettre en place des élections de délégué du personnel. Le patron refuse toujours : « Des délégués chez moi, jamais, si on veut me parler, ma porte est ouverte, des élections, on est 14, grotesque, ridicule, pas la peine, pas ici ». Nouvelle lettre recommandée, nouvelle mise en demeure, menace de procès verbal. Pourtant c’était par là qu’il fallait passer.Il faudra trois mois, trois lettres, trois visites, pour arriver à des élections qui soient réelles. L’inspecteur doit menacer à plusieurs reprises le petit patron irascible. Il doit expliquer aux salariées elles-mêmes comment faire. Les huit femmes se mettent d’accord. A la fin, il y a une date, une candidate, une suppléante, une urne, des bulletins de vote, et enfin deux élues. Le patron dut s’incliner.Je me rappelle, en retard dans un nombre trop important de visites, je revins dans cette entreprise, en coup de vent, peu après, car la déléguée élue des femmes m’avait appelé. Et comme j’arrivais à l’atelier, bêtement distrait, la tête ailleurs, elles me dirent éclatantes de sourires : « - Alors, alors, vous avez vu, vous avez vu ? » Elles étaient toutes assises sur des fauteuils confortables, appropriés, avec dossiers et accoudoirs. Elles avaient gagné !Il faut savoir que l’ANI et la loi Medef du 14 juin 2013 qui en est issue, ont reculé les délais avant qu’un patron soit obligé d’organiser des élections de délégués du personnel. Ils peuvent attendre un an de plus après avoir passé le seuil de 11 ou de 50. Ca n’a pas suffi à l’UMP et au Medef : Puis Jean-François Copé l’a dit : si la droite revient, elle modifiera les seuils sociaux, au lieu que les délégués du personnel soient obligatoirement élus à partir de 11 salariés, ce sera à partir de 50 et poiur les CE ce sera de 50 à 100. Alors voila, Francois Rebsamen fait encore un pas vers eux , il « gèle » pendant trois ans (au lieu d’un an), l’obligation de faire des élections quand une entreprise dépassera 10 ou 50 : le délai sera de 1095 jours avant que le patron ne soit obligé d’enclencher des élections d’IRP.De l’importance des Comités d’entrepriseJe me souviens encore d’un patron d’une brasserie de la place de la République à Paris qui « préférait vendre plutôt que d’avoir un comité d’entreprise ». Donc il s’en tenait à 47, 48 ou 49 salariés et refusait de passer le seuil de 50. En fait son arrogance masquait son refus d’avoir des interlocuteurs salariés en face de lui et de rendre des comptes à un CE. Car il ne cessait de prendre, dés que son activité l’exigeait, des « extras », CDD, intérims, qu’il maltraitait, sous-payait, ou dissimulait, en s’efforçant surtout de ne pas les compter dans ses effectifs. Comme lesdits effectifs s’appréciaient sur une durée de 12 mois pendant 3 ans, l’inspecteur prit le temps de « recompter » toutes les entrées et sorties sur le registre du personnel et le livre de paie, puis lui imposa, car il était largement au dessus du seuil, d’organiser – enfin – des élections pour mettre en place un CE. Ce patron-là était un vulgaire délinquant qui voulait faire du fric, en se passant de respecter les lois de la République concernant les institutions représentatives du personnel : ça n’avait rien à voir avec l’emploi.Comme le dit fort bien Thierry Le Paon, s’en prendre aux seuils sociaux, c’est « considérer que les représentants du personnel, les droits des salariés, le syndicalisme comme un frein au développement de l’entreprise, alors qu’au contraire c’est une chance ».Pourtant c’est quand la France en ruines en 1945, avait 290 % de dettes/ PIB, trois fois plus qu’aujourd’hui, que les DP et CE ont été mis en place. Aujourd’hui la France n’a jamais été aussi riche, mais le patronat veut les supprimer : « geler » les seuils, c’est le prémisse à leur report, l’UMP demande à ce que les DP commencent à 50 et les CE à 100 salariés. Sachant que 97 % des entreprises ont moins de 50 salariés, seulement 3 % doivent avoir des CE : or 25 % de celles ci, comme le restaurateur de la place de la République, se dispensent d’en mettre en place ! Dans les entreprises de plus de 10 salariés soumises à élection de délégués du personnel, plus de la moitié, déjà, n’en ont pas.Sans CE, le patron évite un budget de fonctionnement limité à 0,2 % de la masse salariale et un budget des œuvres sociales négociable, en moyenne de 0,7 à 0,9 % de la masse salariale. Sans DP ni CE, le patron évite aussi un contrôle et un dialogue avec ses salariés : ça diminue des droits, baisse le coût du travail, évite ou masque des emplois.Alors pourquoi un ministre du travail de gauche propose-t-il de geler les seuils sociaux ?Toutes catégories confondues, le chômage augmente encore de 0,7 % en avril 2014 et atteint 10,2 %, métropole et outremer, soit 5 992 000 chômeurs, juste en-dessous du « seuil » de 6 millions.Tout ce que trouve à proposer, unilatéralement (sans aucune concertation avec les syndicats, iI cède à une exigence de l’UMP et, depuis 30 ans de l’aile la plus rétrograde du patronat de l’UIMM – Union des industries et métiers métallurgiques) le Ministre du travail, François Rebsamen, « pour tester si cela crée de l’emploi », c’est de « geler pendant trois ans les seuils sociaux » (11 et 50 salariés) déclenchant dans les entreprises l’élection des représentants du personnel. On se demande comment une pareille bêtise (selon l’expression du dirigeant de la CGT) est possible.Qu’un ministre du travail de gauche tombe dans ce panneau est signe de quoi ? D’incompétence ou de vaine obséquiosité vis-à-vis du Medef ? Ou des deux ? Avec l'ANI devenue loi du 14 juin 2013, le patronat a obtenu de larges satsifactions et s'est moqué du gouvernement : il a craché sur sa propre signature de "contrats" autant que sur la loi, sur les contrats courts, sur les CDD, sur les temps partiels, sur les bases de données uniques, sur la pénibilité, sur la formation professionnelle, ca se traduit en farce géante. Et voila qu'avec la casse de l'inspection du travail, avec la non amnistie des syndicalistes, avec la suppression des elections prud'hommes, avec les ouvertures accrues du dimanche, surgit la remise en cause des seuils sociaux ! Ce sont autant de victoires inouies, inutiles, gratuites, sans contreparties, du Medef grâce à la présidence Hollande. C'est inquiétant, tres inquiétant.Manuel Valls avait eu cette phrase collector lorsqu'il avait été désigné "il est difficile de faire quelque chose pour les salariés". Apparemment c'est facile de faire plein de choses pour le patronat.