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Joseph, Séraphine et moi

Publié le 12 septembre 2013 par Marieaimee19
A nos tocs familiaux: maman se gratte les bras pendant que je torture mes boutons.
Quand je suis née, mes yeux étaient révulsés vers le haut de telle sorte que la pupille était presque invisible. Ma mère en fut terrorisée. Etait-ce une malédiction familiale? Son père, Joseph, avait ce même regard tourné vers un ciel sans dieu lorsqu'il fut, en 1942, de retour de la guerre pendant laquelle les allemands l'avaient torturé jusqu'à la folie puis enterré vivant. Il était devenu muet. Son visage, encadré par des cheveux blancs, avait une expression sévère. Il était complètement transformé par les horreurs subies. Sa femme, Jeanne, prit soin de lui jusqu'à ce qu'elle décède. Il fut ensuite interné en 1947, et pour le restant de ses jours, dans un asile psychiatrique lyonnais où il s'occupait curieusement du jardinage, comme si la terre - dont il cherchait pourtant à se débarrasser en grattant continuellement ses bras qu'il imaginait souillés - était innocente de l'avoir retenu prisonnier. Il semblait trouver du réconfort parmi la contemplation minutieuse de la nature qu'il peignait, depuis le chevalet installé devant sa fenêre, grâce au matériel neuf que nous lui apportions à chaque visite pour composer ses tableaux (toiles, gouaches, pinceaux, vernis).
Lorsque j'ai vu le film Séraphine*(1), j'ai été bouleversée par la scène où Monsieur Uhde vient saluer la femme artiste à l'asile de Clermont-de-l'Oise. Afin d'atténuer sa souffrance, il lui offre le luxe d'une chambre avec vue sur jardin. J'ai alors pensé à Joseph, sa formation de peintre aux Beaux-Arts de Lyon, son métier de dessinateur sur soie*(2), son amour des paysages ainsi qu'à la sensation de plénitude que je ressens moi-même lorsque je suis adossée à l'écorce d'un arbre pour regarder le monde végétal lors d'un moment de lecture. Joseph m'a-t-il cédé ses yeux en héritage pour continuer de visionner la nature? A-t-il secrètement ouvert les portes de ma perception?*(3). 
*(1) Séraphine Louis est une artiste peintre française (1864-1942). A 18 ans, elle travaille chez les soeurs de Saint-Joseph-de-Cluny à Senlis: elle y restera pendant 20 ans. En 1906, elle devient femme de ménage. En 1912, elle s'occupe de l'entretien de la maison de Wilhelm Uhde, collectionneur et marchand d'art allemand (le premier acheteur de Picasso et le découvreur du douanier Rousseau) qui l'encourage à perfectionner son art et la soutiendra jusqu'au bout. En 1932, elle est internée à l'asile psychiatrique de Clermont-de-l'Oise et refuse désormais de peindre. Elle souffre d'un fond de débilité mentale, de délires de persécution et d'hallucinations.
*(2) Joseph préparait les cartons qui passaient dans les machines à tisser des canuts (les ouvriers tisserands de la soie se trouvaient principalement dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon au 19ème siècle).
*(3) Référence à un poème de William Blake dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer: "Si les portes de la perception s'ouvraient, tout apparaîtrait tel qu'il est: infini. Car l'homme s'est enfermé lui-même et voit toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne".

Joseph, Séraphine et moi

Joseph Givord de retour de la guerre en 1942
(il a été déclaré malade le 20 février 1943 et interné le 13 janvier 1947 à l'asile du Vinatier à Lyon)


Joseph, Séraphine et moi

L'oeuvre de Séraphine est rattachée à l'art naïf. Ses motifs décoratifs répétés, ses tableaux gorgés de lumière et de couleurs, sont parfois interprétés comme le reflet de son état psychique ("extase")



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