L'opéra prend place entre deux apocalypses sonores, le cataclysme sonore du prélude se révélera n'être cependant qu'un léger ouragan au regard du cyclone assourdissant qui met fin au spectacle, à moins que ce ne soit au monde lui-même. Si le monde que décrivent Zimmermann et Kriegenburg et que l'interprètent Petrenko et l'Orchestre de Bavière, si ce monde est notre monde, on ne peut qu'être pétrifiés à la fin du spectacle et on ne peut s'en sortir que par l'explosion d'applaudissements aussi frénétiques qu'impuissants. Ce monde est un monde sans résurrection ni rédemption.
Au commencement était la Croix. Le metteur en scène Andreas Kriegenburg et Harald B.Thor pour les décors ont conçu une gigantesque croix plus large que haute qui architecture et la scène et le spectacle, une croix constituée de huit espaces cubiques (cinq sur trois) et de deux parallélipipèdes étroits aux deux extrémités de la partie vertale de la croix. Tous ces espaces dans lesquels sont enfermés ou évoluent les protagonistes du plus horrible et du plus désespéré des drames sont le plus souvent grillagés de treillis comme des clapiers à lapins. Sous les bras de la croix viennent au gré des scènes coulisser des éléments de décor, dans des symétries du plus bel effet, essentiellemnt de longues tables derrière lesquelles les soldats alignés s'enivrent en trinquant à la suprématie du mal et de la déchéance. La croix elle-même coulisse en tout ou en partie, créant de superbes perspectives architecturées lorsqu'elle s'éloigne vers le fond de scène. Les éclairages inouïs de Stefan Bolliger contribuent à la grammaire scénique en créant les changements d'atmosphères dans un jeu de déclinaisons lumineuses complexes extrêmement efficaces.
La première partie de l'opéra installe les conditions de la banalité du Mal après l'ébranlement sonore de l'ouverture où l'orchestre joue devant un rideau de scène gris et nu comme un bunker. On découvre l' histoire hélas des plus simples d'un amour véritable, celui qui unit Marie et Stolzius (Michael Nagy), et qu'elle abandonne pour l'illusion d'un amour de contes de fées avec Desportes (Daniel Brenner), une relation approuvée et encouragée par le père de Marie, Wesener (Pavel Daniluk), qui nourrit l'espoir d'une promotion sociale. Tout cela sur fond de soldatesque et de dictature: le monde appartient aux soldats qui tabassent, emprisonnent, torturent, ensanglantent et violent. La soldatesque est anonyme. Andrea Schraad crée de remarquables costumes militaires qui rappellent ceux du Troisième Reich, mais l'uniforme, la forme unique, s'étend au-delà des costumes, les grimages et les coiffures des soldats sont tous identiques, au point qu'on ne peut distinguer un soldat d'un autre soldat, cheveux noirs et gominés plaqués vers l'arrière, coupés au bol, avec une raie centrale rasée, faces blanchies comme des sépulcres. Les femmes sont pour la plupart des filles à soldats anonymes tout aussi interchangeables, qui portent toutes de longs cheveux dénoués, ont les mêmes bas résilles et les mêmes corsages ou la même nudité. Dans tous les clapiers de la Croix, derrière les grilages en treillis, se répètent les mêmes scènes dans lesquelles des soldats massacrent et mutilent la chair et l'âme des femmes, partout le sang coule, partout les longs cheveux sont empoignés, partout les sexes des hommes sont des armes qui déchirent le corps des femmes. Les cases de la Croix permettent aussi de rendre compte de la destruction des références temporelles voulue par Zimmermann: plusieurs scènes qui se déroulent à des moments différents doivent être représentées en même temps, le passé, le présent et le futur s'entremêlent, la machine à broyer l'humanité est hélas intemporelle.
Dans ce monde complètement déshumanisé, la violence et l'atrocité sont répétitives et banalisées, et on sort de la première partie du spectacle un peu groguis et désenchantés, - n'est-ce pas là le monde de violence et de haine que nous connaissons déjà?- , nous comprenons la folie de l'aumonier Eisenhardt et du capitaine Pirzel, nous ne pourrons pas plus qu'eux combattre l'immoralité, les excès et la dépravation. Bien sûr il y a l'Art et la représentation, il nous reste à célébrer la perfection de la direction musicale, l'intelligence de la partition de Zimmermann et le plateau tout simplement fabuleux des interprètes.
Barbara Hannigan, Daniel Brenna,
Okka von der Dameau
Andreas Kriegenburg lors de l'Apocalypse finale de la partition, amène au centre de la Croix un crucifié nu quoique cagoulé. Il n'y aura pas de résurrection, il n'y a pas de rédemption, le salut n'existe pas, le Mal a triomphé et règne à jamais sur le Monde.
Vraiment? Une transmutation alchimique et cathartique s'est pourtant produite, et c'est elle qui provoque un déluge d'applaudissements, la Rédemption est artistique, ce sont la Musique, la mise en scène, l'orchestre, la direction musicale et les chanteurs qui sauvent. C'est l'exquise et précise peinture des fleurs du mal qui nous permet de résister et de continuer à vivre, à défaut de ressusciter.
Et quelle peinture! Zimmermann a composé un Gesamtkunstwerk en ayant recours à tous les moyens d'expression et à un florilège de styles musicaux avec une complexité des références musicales qui s'étalent du chant grégorien aux chorals de Bach et du jazz combo à la musique électronique, et un recours systématique à toutes les techniques d'émissions vocales, la démultiplication physique de l'orchestre étant encore accentuée par le recours aux hauts-parleurs. Andreas Kriegenburg fait un clin d'oeil aux années de composition de l'oeuvre en habillant les musiciens du jazz combo en costumes bleu électrique flashy années 60 et en les coiffant à la Beatles. Ce petit orchestre est placé dans le casier le plus à gauche du bras de la croix, les autres étant occupés par des filles à soldats qui attendent la clientèle dans leurs clapiers-boudoirs. Kirill Petrenko et l'impressionant orchestre rendent l'oeuvre de Zimmermann avec une précision qui laisse pantois. Le Maestro a un respect absolu de la parole et du chant et transforme l'orchestre en une conque sonore au sein de laquelle le chant peut s'élever dans tout son orient perlé. Kirill Petrenko a su relever le défi de cet opéra si difficile à exécuter (un Maestro comme Sawallisch avait dans un premier temps considéré l'opéra comme injouable) et mérite aujourd'hui le titre de Primo Maestro assolutissimo. Ce respect des chanteurs est d'autant plus important que Barbara Hannigan qui donne une Marie théâtralement et musicalement parfaite a une voix aussi sublime que subtile, qu'un orchestre non maîtrisé ne manquerait pas de couvrir. Barbara Hannigan porte une grande partie de la réussite de la soirée: un jeu théâtral remarquable tant dans l'expression de la légèreté de la femme amoureuse séduite que dans la désolation de la femme abandonnée, crucifiée de douleur, qui porte ce prénom marial bien choisi, avec des souffrances qui atteignent à l'incommensurable d'une pietà, une intensité de présence scénique rare, une voix au legato enfilé comme un collier de perles du plus bel orient, une compréhension rare de la musique contemporaine qui semble se jouer de ses difficultés au point de les rendre simples et naturelles avec sa belle voix légère de soprano lyrique, sans oublier son agileté et sa souplesse de danseuse qui sait se plier aux impératifs d'une mise en scène exigeante! Une prima donna contemporanea assolutissima. Toute la distribution est à l'aune de la direction musicale et de ce premier rôle si bien porté, avec un plateau de très grands chanteurs. Particulièrement remarquée, Okka von der Damerau incarne la soeur de Marie, Charlotte, avec une puissance dramatique de tout premier plan et de magnifiques variations d'octaves. Le rôle de Charlotte pourrait bien marquer un tournant décisif dans la carrière de cette grande chanteuse de la troupe munichoise. La mezzo wagnérienne qui s'est déjà vu décerner le Prix du Festival d'été munichois en 2013 pour ses prestations dans la saison atteint ici une dimension inégalée. Dans la deuxième partie du spectacle, Barbara Hannigan, Okka von der Damerau donnent avec Nicola Beller Carbone qui chante la Comtesse un admirable trio féminin d'une intense et poignante beauté.
Face à l'horreur aux abominations d'une société déshumanisante qui manipule, torture et conduit au désespoir, au suicide et à la mort, la création artistique constitue une forme de résistance. Au moment où montent à nouveau les nationalismes et les droites extrêmes, la programmation réussie de manière si éclatante par le Bayerische Staatsoper arrive à point nommé. Puisse-t-elle contribuer à nous réveiller!
Prochaines représentations: les 31 octobre, 2 et 4 novembre 2014 au Théâtre national de Munich.
Crédit photographique: Wilfried Hösl / Bayerische Staatsoper