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Mondial Brésil 1950 : l'obsession de l'échec, par Bernardo Buarque de Holanda

Publié le 11 juin 2014 par Slal

Rio de Janeiro, 10 juin 2014

L'obsession de l'échec

par Bernardo Buarque de Holanda

Même les cinq titres de champion du monde restent impuissants à cicatriser le traumatisme que le Brésil se refuse à oublier : mais pourquoi la défaite de 1950 a-t-elle été un tel choc ?

Le pays qui a remporté tant de titres lors des Coupes du Monde de football – 1958, 1962, 1970, 1994, 2002- tient absolument à ne retenir que cette défaite. Pour un étranger, il peut sembler bizarre que le Brésil reste attaché au souvenir de la Coupe du Monde de 1950. L'Uruguay est devenu champion le 16 juillet de cette année-là, en plein Maracanã, en battant le Brésil 2 à 1. Et jusqu'à aujourd'hui, il n'est pas question que nous effacions ce souvenir collectif tellement traumatique.

C'est devenu une obsession nationale que de vouloir apporter une explication à la défaite de l'équipe brésilienne à l'occasion du quatrième tournoi mondial organisé par la FIFA. Elle se décline sous toutes les formes possibles, depuis les reportages télévisés, jusqu'aux commentaires journalistiques, en passant par des œuvres littéraires, des documentaires et même des films de fiction. Nous savons que la mémoire et l'oubli s'articulent de façon dialectique. Pourquoi donc alors ces rappels aussi incessants qu'indésirables s'imposent-ils à une volonté présumée d'oublier ?

La Coupe du Monde 1950 a vu se dérouler vingt-deux matches entre le 24 juin et le 16 juillet. Il y avait quatre équipes en compétition dans les groupes 1 et 2 ; dans le groupe 3, il y en avait trois, et seulement deux dans le groupe 4. Le groupe 1 était composé du Brésil, la Yougoslavie, la Suisse et le Mexique. Le groupe 2 comptait l'Espagne, l'Angleterre, le Chili et les États-Unis. Dans le 3 se retrouvaient l'Italie, la Suède et le Paraguay, et il ne restait dans le 4 que l'Uruguay et la Bolivie.

Le Brésil, l'Espagne, la Suède et l'Uruguay se sont qualifiés pour le second tour. La Coupe doit revenir à celle des équipes qui aura obtenu le plus de points à la suite de l'affrontement entre les derniers participants. Et il se trouve que dans ce four square, c'est le dernier match, le sommet entre le Brésil et l'Uruguay, qui va se révéler décisif.

Mondial Brésil 1950 : l'obsession de l'échec, par Bernardo Buarque de Holanda

Après avoir débuté avec un match nul inquiétant contre les Suisses au stade Pacaembu de Sao Paulo, l'équipe brésilienne se met en vedette avec une suite de performances remarquables au stade Maracanã : 2-0 contre la Yougoslavie, 7-1 contre la Suède, et 6-1 contre l'Espagne. La déroute de l'équipe espagnole, connue sous le surnom de « La Furia », déchaîne une véritable euphorie dans la foule. Au moment du dernier match, il suffit d'un match nul aux Brésiliens pour l'emporter. L'Uruguay ne peut gagner qu'à la différence de buts.

La première mi-temps se termine sur le score de 0 à 0. Une minute après le début de la seconde mi-temps, le Brésil ouvre la marque avec un tir de l'attaquant Friaça. Mais Juan Schiaffino égalise vingt minutes plus tard pour l'Uruguay, assénant un véritable coup de massue à l'équipe et aux supporters brésiliens. Et à la 33e minute, un autre but de l'Uruguay, réussi par l'attaquant de pointe Alcides Ghiggia (79e), confirme l'échec de la défense brésilienne. Le Brésil tente sans succès d'égaliser pendant le reste du match, mais la victoire revient à l'Uruguay au coup de sifflet final. C'est donc aux Uruguayens que Jules Rimet, président de la FIFA, remet la coupe qui porte son nom après être descendu de la tribune d'honneur.

Mondial Brésil 1950 : l'obsession de l'échec, par Bernardo Buarque de Holanda

Jules Rimet remet la coupe à Obdulio Varela

Tandis que les joueurs de la Céleste célèbrent leur victoire en accomplissant le tour du stade, le désespoir s'empare des joueurs brésiliens, dont plusieurs sont incapables de retenir leurs pleurs. Des milliers de fans, tout aussi meurtris, sont en larmes. Et si les applaudissements se font pourtant entendre parmi les quelque 170,000 spectateurs qui remplissent les tribunes, signe de bonne éducation sportive et de reconnaissance pour la qualité du jeu des Uruguayens, le silence et la douleur règnent à la sortie du stade.

http://copadomundo.uol.com.br/noticias/redacao/2014/03/06/documentario-sobre-o-maracanazo-tem-pre-estreia-em-estadio-do-uruguai.htm

Voici, parmi tant d'autres, quelques-uns des faits qu'on pourrait raconter. Mais c'est la façon de les interpréter qui doit nous aider à comprendre en quoi ce tournoi a provoqué « non seulement l'un des points culminants les plus passionnants, mais aussi l'un des chocs les plus violents que la Coupe ait jamais produits », selon le mot de l'écrivain anglais Brian Glanville. Une série de témoignages journalistiques a fait ressortir certains des facteurs internes et externes qui ont influencé le sort du match, et sont susceptibles de le justifier a posteriori.

D'aucuns soutiennent tout d'abord que les joueurs manquaient de courage, d'honneur et de bravoure. Les commentateurs et analystes sportifs en vinrent à évoquer la lâcheté de l'équipe. Incapables de traiter sur un pied d'égalité avec des adversaires connus pour leur garra, c'est-à-dire un grand engagement physique et une force morale exceptionnelle, les athlètes brésiliens n'ont pas su répondre aux provocations visant à déstabiliser l'équipe. Le journaliste Mário Filho, qui avait publié en 1947 Le noir dans le football brésilien, un livre considéré comme un classique, a consacré dans le magazine Manchete Esportiva du 7 juin 1958 de nombreuses lignes à l'impuissance des joueurs de l'équipe à réagir aux attaques. Il a spéculé sur une soi-disant agression physique que le capitaine de l'équipe uruguayenne Obdulio Varela aurait fait subir à l'arrière gauche et capitaine du Brésil Augusto. Peu de temps après le match, pourtant, Bigode lui-même admit

A supposer que la « lâcheté » ait pu altérer la performance sur le terrain, que devrait-on dire alors de ce qui se passa hors du terrain, dans les jours qui précédèrent le match, lorsque la présence des intérêts des politiciens et des dirigeants sportifs s'est transformée en facteur compromettant. On était en effet dans une année électorale, et l'équipe brésilienne devenait une cible de choix pour des candidats soucieux d'accroître leur visibilité en se montrant au contact d'une équipe de football aussi prestigieuse que populaire. Pour illustrer par des épisodes significatifs cette manière de perturbation externe, il est d'usage de citer le changement de lieu de concentration où l'équipe avait pris ses quartiers. La Casa dos Arcos, dans le Joá, située dans une zone difficile d'accès, était la résidence qu'un banquier prêtait à la Confédération brésilienne des sports. Or les joueurs furent transférés de cet endroit calme et paisible vers le stade São Janunário, propriété du club traditionnel Vasco da Gama, la base de nombreux joueurs de l'équipe nationale et où travaillait également l'entraîneur Flavio Costa. Le lieu se caractérisait par la forte animation qui y régnait, et la proximité du grand public, autant de spécificités qui paraissaient contraires à l'effet de concentration logiquement recherchée pour des athlètes à la veille d'un match important.

Enfin, certains ont voulu exciper de la conformation ethnique ancestrale du peuple brésilien pour expliquer l'échec international du groupe. Le mélange racial était très visible chez les joueurs de l'équipe nationale, composée de noirs, de mulâtres et de métis. Notre métissage a pendant longtemps été tenu pour une forme de dégénérescence menaçante par les partisans de l'eugénisme et du racisme scientifique. En plein milieu du XXe siècle, nombreux encore étaient ceux qui se préoccupaient de la constitution d'une « race brésilienne » forte, jeune et ordonnée. C'est d'ailleurs la recherche de ces qualités qui avait servi de guide au régime de l'Estado Novo (1937-1945) du président-dictateur Getúlio Vargas.

Á la fin de l'année 1950, le Anuário Esportivo Brasileiro a résumé ainsi les trois arguments utilisés pour expliquer la défaite : « Les Uruguayens ont gagné parce qu'ils ont fait preuve de courage, ont joué avec le cœur et ont su faire honneur à leur tradition de champions du monde [ils étaient sortis vainqueurs de la compétition à Montevideo en 1930]. Ils ont gagné parce qu'ils ne se sont pas présentés masqués, car ils ont tout donné, et pas seulement à la fin lorsque les choses étaient déjà noires, comme ce fut le cas de notre équipe. Ils ont gagné parce qu'ils ont une vocation de champions du monde et ne souffrent pas d'un complexe d'infériorité, ne craignent pas les foules, même lorsque celles-ci se composent de près de 200,000 personnes. Ils jouent un jeu viril, un jeu d'hommes, parce que le football est un jeu viril, où les bonnes manières le cèdent sur le terrain à un jeu dur ».

Mondial Brésil 1950 : l'obsession de l'échec, par Bernardo Buarque de Holanda

Le second but encaissé par Paulo Victor Barbosa

Il est inquiétant de retrouver la présence rémanente de ce thème de nos jours, incarnée dans une série de livres consacrés à évoquer l'échec. Le plus complet de tous est l'essai l'Anatomie d'une défaite publié en 1986 par le journaliste Paulo Perdigão. L'auteur avait assisté au match, âgé d'à peine 11 ans, et l'impact de ce souvenir traumatique l'a conduit à une immersion qui reconstitue les événements de ce tournoi dans leurs moindres détails. En 2000, cinquante ans après l'affaire, un nouveau lot de livres et d'articles de journaux est paru, s'efforçant de reprendre l'analyse des raisons de la perte du titre. Le journaliste Genetton Moraes Neto a publié le livre Dossier 50, constitué des interviews des onze joueurs impliqués dans le match tandis qu'un de ses confrères, Roberto Muylaert a consacré un travail spécifique à celui qu'il juge coupable de la défaite, le gardien de but Paulo Victor Barbosa. Dans son ouvrage, Un but a eu cinquante ans, il rend compte des vingt heures de conversation qu'il a eues avec le joueur à la fin des années 1990. Dans le même style d'enquête, le journaliste Teixeira Heizer a publié Maracanazo : les tragédies et les épopées d'un stade avec une âme pour raconter l'avant (les préparations), le pendant (le match) et l'après (l'impact).

Au moment où le Mondial 2014 va commencer, l'épisode semble loin d'être épuisé en tant que phénomène socio-culturel. Par-delà la curiosité entretenue par le marché de l'édition, ou l'intrigue historique propre à titiller l'intérêt des chercheurs, la question demeure : pourquoi avons-nous perdu ? Et de façon subliminale sans doute, une question plus troublante encore : pourquoi est-ce si important pour nous, pour la légende du peuple, pour la constitution de notre identité ? Ou bien est-ce le contraire : pourquoi n'est-ce pas si important pour nous ?

*****

Bernardo Buarque est professeur à l'École des Sciences Sociales (CPDOC), à la Fondation Getulio Vargas, et auteur de La découverte du football : le modernisme, le régionalisme et la passion sportive chez José Lins do Rego, Edições Biblioteca Nacional, 2004.


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