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Faut-il retirer à EDF le contrôle de la filière nucléaire ?

Publié le 12 juin 2014 par Blanchemanche
Sophie Caillat | Journaliste Rue89C’est une proposition historique et qui bouleverserait la filière nucléaire française. Dans le rapport de la mission d’enquête parlementaire qu’ont rendu deux députés, le socialiste François Brottes (pro-nucléaire) et l’écologiste Denis Baupin, l’opacité et l’incertitude des coûts de la filière inquiètent. Au point qu’ils proposent en conclusion que l’Etat reprenne la main sur EDF, l’entreprise publique propriétaire des centrales.Faut-il retirer à EDF le contrôle de la filière nucléaire ?
Un message projeté sur la centrale de Fessenheim, par des militants de Greenpeace, contre la décision de François Hollande de fermer cette seule centrale, le 28 mars 2013 (CHAUVEAU/SIPA)Si l’engagement de campagne du candidat François Hollande de ramener la part du nucléaire de 75% à 50% d’ici 2025 était tenu, le directeur général de l’énergie et du climat a estimé lors de son audition que ce serait « une vingtaine de réacteurs » dont on n’aurait plus besoin... Un chiffre colossal quand on voit que l’Etat n’arrivera même pas à fermer Fessenheim durant le quinquennat, alors que c’était une autre promesse de campagne.Face à un électricien national qui cherche à prolonger ses centrales plutôt que d’en fermer, les deux députés ont voulu dire : « Ce n’est pas à EDF de piloter l’Etat, mais à l’Etat de piloter EDF », résume Denis Baupin, joint par téléphone. L’idée de reprendre les rênes de l’entreprise publique n’est pas si simple, et ne manquera pas de diviser.1
  • EDF est une société cotée, pas une administration

CONTRE
Uniquement, l’Etat ne peut pas faire ce qu’il veut : même si elle est détenue à 85% par lui, EDF est une entreprise autonome, organisée en société anonyme et cotée en bourse depuis 2005. Elle a des actionnaires minoritaires, dont les intérêts doivent être protégés. Elle ne peut redevenir un établissement public comme au bon vieux temps d’avant la libéralisation et l’Europe.Certes, l’Etat, majoritaire au conseil d’administration, peut changer le président d’EDF et le remplacer par une personne docile. Mais il n’est pas bon qu’une société autonome soit soumise au « fait du prince », ce qu’Hollande a d’ailleurs compris en choisissant de laisser à son poste Henri Proglio, nommé par Sarkozy.L’idée de renationaliser l’entreprise est aussi évoquée parfois pour forcer EDF à diversifier sa production, mais l’Europe impose la concurrence sur le marché de l’énergie, donc l’hypothèse est farfelue.
  • EDF doit être souverain dans ses centrales
EDF possède les 58 réacteurs nucléaires français. Juridiquement, seule l’Autorité de sûreté nucléaire a le pouvoir de lui imposer une fermeture, au nom de la sûreté justement. Or, remarque l’avocat en droit de l’environnement Arnaud Gossement :
« L’Etat a manqué d’analyse juridique sur Fessenheim, il n’a pas vu qu’il ne pouvait imposer la fermeture pour des motifs politiques.Il est désormais certain que la centrale ne fermera pas en 2017 puisque EDF a obtenu une prolongation de son exploitation de dix ans. Sans oublier qu’EDF a des contrats avec des entreprises étrangères, qui pourraient se retourner contre l’entreprise s’ils n’étaient pas honorés. »
  • L’autonomie d’EDF relève de la bonne gestion
Une société bien gérée est une société dont les dirigeants servent l’intérêt de celle-ci. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces derniers ne soient pas favorables à une intervention de l’Etat dans leur stratégie. Comme le constate le député François Brottes, joint par téléphone :
« Proglio est dans la logique d’un chef d’entreprise, il cherche les meilleures marges et profits, et les trouve dans la prolongation des centrales existantes, plutôt que dans les renouvelables. On ne va pas demander à une société cotée de se mutiler elle-même ! Disons-lui déjà ce qu’on attend d’elle. »
L’Etat, ajoute-t-il, est « schizophrène », car, en tant qu’actionnaire, il exige d’EDF des dividendes... et en même temps, il lui demande d’investir dans la transition énergétique, ce qui revient à « perdre de l’argent avant d’en gagner ». « Il faut une mise en cohérence de l’action de l’Etat », selon lui.2
  • Mettre fin à une divergence d’intérêt

POUR
Les intérêts de l’entreprise ne sont pas toujours les mêmes que ceux de l’Etat.
  • EDF préfère investir dans la prolongation de ses centrales au-delà de 40 ans, et espère même aller encore au-delà ; EDF mise sur l’exportation de son EPR à l’étranger ; EDF a intérêt à dire que les investissements sont chers pour pouvoir monter ses tarifs...
  • Et l’Etat, pendant ce temps, qui représente l’intérêt général, va devoir faire face au double défi du démantèlement des centrales en fin de vie et des déchets nucléaires – deux sujets non résolus et non encore chiffrés.
Pour résoudre cette tension, il faut donner plus de pouvoir à l’Etat sur EDF.Yannick Rousselet, responsable du nucléaire chez Greenpeace, ironise face à la fermeture de Fessenheim, qui ressemble de plus en plus à une arlésienne :
« L’Etat l’annonce politiquement, EDF ne le fait pas juridiquement, et l’Etat cherche une solution administrativement. »
Sur la prolongation des centrales au-delà de 40 ans, de la même manière, il brandit la preuve qu’EDF cherche à minimiser leur coût, et ne joue pas le même jeu que l’Etat :
« L’entreprise a chiffré les travaux à 55 milliards d’euros pour 2025, la Cour des comptes a dit qu’il y en aurait pour 90 milliards d’ici 2030, et le rapport [PDF] que nous avons commandé à Wise Paris évoque un coût pouvant aller jusqu’à 4,5 milliards d’euros par réacteur. Rappelons qu’il y en a 58, d’une moyenne d’âge de trente ans ! »
  • Mettre fin à un « Etat dans l’Etat »
Ce qui peut paraître comme un coup de sang des députés est aussi une sorte de ras-le-bol face à l’Etat dans l’Etat que constitue EDF, et dont le Parlement ne s’est jamais vraiment mêlé.« Depuis cinq décennies, les technocrates d’élite s’entendent avec les entreprises d’Etat, mais sans véritable expertise de l’administration gouvernementale et sans contrôle parlementaire », souligne Mycle Schneider, expert indépendant auditionné par la commission d’enquête, qui insiste sur l’« inertie systémique énorme au sein de la filière ».
  • Mettre fin à l’absence de transparence
Le manque de transparence d’EDF quant à ses comptes agace, par exemple quand Proglio s’est refusé à donner le coût final de la centrale de Flamanville. Denis Baupin justifie ainsi la nécessité d’une reprise en main :
« Actuellement, tout se passe comme si les mêmes milliards pouvaient aller à la fois dans la prolongation des centrales, la construction de nouvelles et le développement des renouvelables, on voit bien que c’est du bluff.Cela ne se produit pas dans des pays comme Allemagne, la Chine ou les Etats-Unis, où l’on a décidé que la politique énergétique était trop stratégique, et où le politique a repris la main et donne aux entreprises des objectifs chiffrés.Il serait logique que la loi sur la transition énergétique fixe une programmation pluriannuelle de production pour toutes les énergies, et qu’EDF soit forcée de s’y conformer.Cela obligerait EDF à produire un certain nombre de gigawatts de nucléaire et de renouvelables. A l’entreprise de décider ensuite quelles centrales elle ferme pour se conformer à cet objectif. »
Contacté à deux reprises depuis mardi, le service de presse d’EDF ne nous a pas répondu.

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