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Savoir grec et influences arabes en Europe

Publié le 18 mai 2008 par Danielriot - Www.relatio-Europe.com

 

 
Quand Aristote déclenche une polémique….  

Voici un livre qui déclenche un débat de fond sur les fondements culturels de l’idée d’Europe : Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, par Sylvain Gouguenheim, Paris, Seuil, 2008. Dès sa parution, ou plus exactement, à la suite d’un compte-rendu dans le supplément littéraire du journal Le Monde (que nous reproduisons ici), ce livre a suscité une controverse.. Quelques chercheurs ont réagi en adressant à cet ouvrage des critiques de fond. Relatio reprend ici un article intéressant publié dans la «Tribune de Genève», sur le blog «Vu de la place Victor Hugo», de Maurice-Ruben Hayoun.. Relatio reproduit aussi un article publie dans la rubrique « Rebonds » de Libération par un collectif d’historiens. Et la réponse de de Sylvain Gouguenheim. Le débat reste ouvert….pour celles et ceux qui ont lu le livre, bien sûr !   
 QUELLES SONT LES RACINES CULTURELLES DE L’EUROPE ?

Par Maurice-Ruben Hayoun

Examinons avec sang froid la thèse de cet ouvrage : il s’agit, comme le montreront de multiples citations, de contester la prévalence de la filière arabo-musulmane dans la transmission du savoir grec à l’Europe chrétienne et de mettre en avant, ou de faire valoir les droits, d’une autre filière, gréco-latine, celle-ci qui aurait joué le rôle de l’authentique intermédiaire.

Cette filière incarnée principalement par Jacques de Venise a été, selon l’auteur, injustement occultée au profit d’une historiographie officielle qui faisait de l’Europe un satellite intellectuel de la culture arabo-musulmane. L’auteur cite au moins deux historiens de la philosophie, responsables, selon lui, de cette occultation.

L’enjeu de ce débat est grave ; ce n’est pas une simple querelle de spécialistes, il s’agit de savoir quel est, quels sont les pères intellectuels et spirituels de l’«Europe chrétienne» ainsi que la nomme l’auteur qui n’évoque l’apport judéo-hébraïque qu’incidemment, au détour d’une phrase ou dans une simple note….

Pour asseoir sa propre thèse, à savoir que la chrétienté occidentale n’a jamais vraiment rompu le lien qui l’unissait au classicisme et à la philosophie grecs, l’auteur insiste, parfois un peu pesamment, sur des versions latines des œuvres d’Aristote, directement faites sur l’original grec par Jacques de Venise, sans être passé par le filtre arabe… Il s’agit donc de savoir si l’humus intellectuel de l’Europe doit quoi que ce soit au monde arabe ou arabo-musulman. A plus longue échéance, cela revient à se demander s’il y eut jamais un apport musulman, auquel l’Europe serait redevable. Les deux thèses que l’auteur entend combattre sont clairement identifiées : l’islam aurait transmis l’essentiel du savoir grec… et serait donc à l’origine du réveil culturel et scientifique du Moyen Age… la seconde thèse parle de racines musulmanes de la culture européenne.

Ainsi présentée, la thèse de l’ouvrage peut sembler juste et défendable, mais en réalité, si les Arabes ont quelque peu contribué à la redécouverte de la richesse hellénique, nul (parmi nos collègues sérieux et compétents) n’a jamais prétendu, ni oralement ni par écrit, que nous devions l’entière redécouverte du monde antique classique aux Arabes ou aux musulmans.

Il demeure, cependant, que les versions commentées d’Aristote, de Platon et de quelques autres nous sont parvenus, dans l’état dans lequel ils nous sont parvenus, avec des annotations des penseurs musulmans les plus connus, depuis al-Kindi jusqu’à Averroès, en passant par Abu Nasr al-Farabi, ibn Sina, ibn Tufayl et ibn Badja.

La meilleure preuve que ces auteurs ont contribué d’une certaine façon au mouvement des idées, sans toutefois en avoir été les importateurs exclusifs, est apportée par la latinisation de tous leurs noms : Ibn Rushd est devenu Averroès, Ibn Sina Avicenne, Ibn Tufayl Abu Baker, ibn Badja Avempace etc…Si les penseurs chrétiens ne les avaient jamais utilisés, pourquoi avoir à ce point latinisé leurs points ?

L’auteur a, en revanche, raison sur un autre point : on ne détecte nullement la moindre hellénisation du monde islamique, le philhellénisme de certains penseurs (au premier chef, Averroès) ne suffit pas à faire de l’islam le relais des Grecs au sein de l’Europe qui est, non point chrétienne, mais judéo-chrétienne…

En fait, et l’auteur ne le dit jamais, il s’agissait des relations entretenues par des élites entre elles, du dialogue entre élites et non point d’un mélange authentique de cultures sur une vaste échelle… Un penseur comme Maimonide dont le nom arabe complet est Moussa ben Maimoun al-Kordoubi al-israili, acertes, puisé la science grecque aux fontaines arabes, et pourtant, il n’a entretenu de relations intellectuelles suivies qu’avec une frange réduite de la population musulmane contemporaine. Comment eût-il pu en être autrement ? Certains histoiriens de la médecine arabe sont même allés jusqu’à prétendre qu’il s’était converti «momentanément» à l’islam !!

Au Moyen Age, comme dans l’Allemagne du XIXe siècle, des intellectuels juifs, en butte aux persécutions des chrétiens, avaient beau jeu d’insister sur l’ouverture d’esprit, la disponibilité et l’hospitalité des Arabo-musulmans. On parlait alors peu des lois de la dhimmitude mais il fallait opposer l’ostracisme de l’Europe chrétienne contemporaine à l’ouverture du monde musulman de l’ »poque médiévale. Nous savons aujourd’hui que cette remarque doit être nuancée. Mais dans le présent contexte, ce n’est pas une question primordiale.
La quasi-totalité des candidats-rabbins d’outre-Rhin devaient préparer une thèse de doctorat pour devenir des Herr Rabbiner Doktor. Et tous, absolument tous, prenaient des sujets de thèses judéo-arabes… Pour quelle raison ? Principalement pour administrer à leurs contemporains de l’Europe chrétienne qui leur barraient l’accès aux carrières académiques que des siècles auparavant, les Arabes avaient été plus ouverts qu’eux en admettant les juifs dans leurs cercles culturels…
Et même le chantre de la néo-orthodoxie juive en Allemagne, Samson-Raphaën Hirsch (1808-1888) notait dans ses Dix-neuf épîtres sur le judaïsme la phrase suivante :ces jeunes gens(juifs) puisèrent des philosophèmes grecs à des fontaines arabes.

Si S. Gouguenheim avait lu Hirsch, ou simplement feuilleté le maître ouvrage de Moritz Steinschneider, Die hebräischen Übersetzungen des Mittelalters und die Juden als Dolmetscher (Berlin, 1892), ou ceux Julius Guttmann, d’Alexandre Altmann, de Georges Vajda… et de quelques autres, il serait parvenu à une plus juste appréciation des choses

Il est vrai qu’il est plus préoccupé par le rétablissement de certains faits, ainsi qu’il l’écrit :il y’a dans cette quête une dette envers l’Empire romain d’Orient, Constantinople, grand oublié de l’héritage européen, qui partageait avec lui un même patrimoine culturel et civilisationnel, celui de l’Antiquité classique. (p 19) Nous ne sommes pas insensibles à ce courant nostalgique mais est-ce que la nostalgie a sa place dans un ouvrage sur l’histoire des idées ? L’auteur a raison de souligner l’apport incontestable de chrétiens syriaques, tel Hunayn ibn Ishaq (809-873) qui effectuèrent un véritable travail de transfert culturel pour mettre à portée des nouveaux maîtres de l’Orient la tradition classique

Cette connaissance ou cette ignorance du grec avait déjà préoccupé Ernest Renan qui lui avait consacré une partie de sa thèse de doctorat. L’Europe n’a jamais totalement perdu le fil des lettres grecques, mais de la à écrire que Charlemagne corrigeait lui-même (sic) le texte de l’Evangile avec l’aide de Grecs et de Syriens présents à sa cour (p 35)… Tout de même ! On veut bien admettre la critique des prétendus «dark ages» du Moyen Age et accepter volontiers que notre continent n’était exclusivement peuplé de brutes épaisses ou de moines incultes…

Certains territoires de l’Europe, notamment l’Italie la plus méridionale, ont abrité des foyers culturels importants, au VIIIe siècle, par exemple. L’auteur a probablement raison d’écrire que de l’antiquité au Moyen Age, sans rupture aucune, l’usage du grec se maintint. C’est tout à fait vraisemblable puisque même une langue dont les locuteurs furent moins bien lotis par l’histoire et par le destin, je veux dire les Juifs, ont conservé l’usage de l’hébreu et ont préservé cette langue durant plus de deux millénaires alors qu’on le considérait comme une langue morte…

L’autre présupposé idéologique de ce livre, et qui, je l’avoue, n’est pas absolument illégitime, c’est la compatibilité entre l’identité judéo-chrétienne et la culture européenne, laquelle se fonde principalement sur l’héritage hellénique. Le philosophe français Emmanuel Levinas disait que l’Europe, c’est la Bible et la langue grecque…
On lit aussi dans ce livre ( p 87) que les chrétiens syriaques, nestoriens ou monophysites, furent donc à la source de la culture écrite arabo-musulmane . Il est vrai qu’en forgeant, de force, une identification entre arabité et islam, les conquérants musulmans sont porté un coup fatal aux Arabes chrétiens, en général.
Déjà Renan critiquait le rôle du panarabisme dans la propagation de l’islam. Si nul ne conteste que c’est Hunayn qui a formé le terme de falsafa, failasouf et son pluriel faslasifa, est-il juste d’écrire que des chrétiens ont ainsi forgé, de A à Z, le vocabulaire philosophique arabe.…

Il y a une autre conclusion qu’il eut fallu tempérer, même si au cours du XIXe siècle, Renan avait lui sévèrement réduit les mérites de cette science die arabe. Mais voici ce qu’on peut lire en page 101 : pendant plus de trois siècles, du VIIe au Xe siècle, la «science arabo-musulmane» de Dar al-islam fut donc en réalité une science grecque par son contenu et son inspiration, syriaque, puis arabe par sa langue. Et d’ajouter : l’Orient musulman doit presque tout à l’Orient chrétien. Et c’est cette dette que l’on passe souvent sous silence de nos jours, tant dans le monde musulman que dans le monde occidental.

Le chapitre clé de ce livre est consacré aux moines traducteurs qui, d’Antioche au Mont Saint-Michel, ont précédé les traductions de Tolède. Clerc vénitien de Constantinople, Jacques de Venise est le chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin. Et cette phrase, devenue presque fameuse : l’homme mériterait de figurer en lettres capitales dans les manuels d’histoire culturelle… Mais qui en veut à ce saint homme qui, dans l’esprit de notre auteur, supplante même le grand Gérard de Crémone ?
Après avoir tressé des couronnes, sans doute méritées à Jacques de Venise et à quelques autres traducteurs latins qui effectuèrent leur œuvre de transmission à partir de l’original grec, l’auteur écrit ceci : (p 124) un front pionnier de la culture européenne s’est ainsi ouvert autour de la grande abbaye, dès la première moitié du XIIe siècle. L’Europe y plonge certaines de ses racines, sans doute davantage sur les rives de l’Euphrate.

Existe-t-il une compatibilité entre l’islam et le savoir grec ? On retrouve ici la légende bien connue sur l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie et le verdict d’Omar… L’auteur est mieux inspiré lorsqu’il note ( p 136) qu’une civilisation qui cherche à s’assimiler l’héritage d’une autre civilisation doit soit faire partie de la même aire linguistique, soit disposer d’excellents traducteurs. Et il est vrai que les musulmans n’ont pas absorbé tout le savoir grec comme le ferait une éponge ; ils n’ont repris que ce qui ne menaçait pas leur religion. C’est d’ailleurs, soit dit en passant, les remarques préliminaires que fait Averroès dans son Traité décisif … concernant la science grecque…

Les grands oubliés de cet ouvrage sont évidement les traducteurs et philosophes juifs du Moyen Age ; là encore, on s’interroge sur l’absence d’un homme comme Eliya Delmédigo (le Hélias Cretensis des Latins) qui fut le maître d’hébreu de Pic de la Mirandole et traduisit pour lui des commentaires d’Averroès…

Que pouvons nous ajouter pour clore ce compte-rendu ? Que des hommes comme Ibn Badja, Ibn Tufayl et Ibn Rushd ont tout de même enrichi l’Europe et les archives mondiales de la philosophie de conceptions originales et de théories nouvelles..

Ibn Badja fut le premier a développer dans son Tadbir al-Mutawahid (dont l’original arabe ne fut découvert qu’en 1940 mais dont Moïse de Narbonne nous a conservé une dissertation hébraïque) une critique de la politique d’Aristote qui veut que l’homme soit un animal social par essence ; le penseur musulman adopte l’esseulement pour son solitaire, forcé de s’isoler pour préserver sa vertu…

Ibn Tufayl nous a laissé un magnifique conte philosophique, le Hayy ibn Yaqzan (remarquablement commenté par Moïse de Narbonne) où il élabore une forte critique rationnelle des traditions religieuses. Jamais auparavant, le concept même de Révélation, de tradition religieuse et donc d’orthodoxie, n’avaient reçu une telle critique.

Enfin, Ibn Rushd élabora, en s’appuyant sur un peu de savoir grec, une véritable théorie des rapports entre la religion révélée et la philosophie. Et ces trois affaires furent réglées avant 1200… Irait-on jusqu’à nier même ces incontestables mérites de quelques penseurs Arabo-musulmans ? Ce serait folie. Nous n’ignorons pas les violences faites aux peuples conquis et soumis, voire islamisés de force, nous nous ne fermons pas les yeux sur les églises, les synagogues et les temples détruits sans pitié. Mais est-ce suffisant pour nier les mérites d’une petite poignée d’hommes qui tentèrent, de leur mieux, d’aider d’autres hommes à mieux penser et à mieux vivre ?

L’auteur du présent ouvrage n’est pas dénué de qualités ; il s’est même donné quelque mal pour réunir des savoirs divers. Mais j’avoue n’avoir jamais rien lu de lui dans ce domaine, je veux dire notre discipline de l’orientalisme médiéval. Une réédition devrait débarrasser cet ouvrage de ses manquements les plus évidents. C’est dans cet esprit que nous avons pris le temps de rédiger ces quelques lignes.
Maurice-Ruben Hayoun


REPERES


L’article qui a tout déclenché

Polémique sur les « racines » de l'Europe

Une démonstration suspecte

Article paru dans l'édition du Monde du 25.04.08

« Armé d'une solide réputation de sérieux (acquise par ses travaux sur la mystique rhénane), fort également d'une position institutionnelle prestigieuse, Sylvain Gouguenheim entend réviser une idée largement reçue et même redresser une véritable injustice de l'histoire : l'Europe chrétienne du Moyen Age n'a pas reçu l'héritage grec, passivement, des Arabes . Elle a toujours conservé la conscience de sa filiation grecque ; mieux, elle s'est réapproprié, de sa propre initiative, ce legs qui lui revenait de droit, accueillant les savants grecs fuyant l'islam, entreprenant de retrouver la lettre des textes grecs en les traduisant directement en latin. C'est la gloire oubliée de Jacques de Venise et de l'abbaye du Mont-Saint-Michel.

Si l'on suit Sylvain Gouguenheim, la civilisation islamique se serait avérée incapable d'assimiler l'héritage grec ou d'accepter Aristote, faute de pouvoir accéder aux textes sans les traductions des chrétiens d'Orient, faute de pouvoir subordonner la révélation à la raison (ce qu'au passage personne ne put faire en Europe avant le XVIIIe siècle). Il devient dès lors possible de rétablir la véritable hiérarchie des civilisations, ce que fait Sylvain Gouguenheim en prenant comme mètre étalon leur degré d'hellénisation.

A sa droite, l'Europe, dont la quête désintéressée du savoir et la modernité politique plongent leurs racines dans ses origines grecques et son histoire chrétienne. A sa gauche, l'islam, quatorze siècles de civilisation qu'il convient de ramener à ses fondations religieuses sorties nues du désert, à son littéralisme obsessionnel, à son juridisme étroit, à son obscurantisme, son fatalisme, son fanatisme.

Dans son éloge de la passion grecque de l'Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim surévalue le rôle du monde byzantin, faisant de chaque « Grec » un « savant », de chaque chrétien venu d'Orient un passeur culturel. On sait pourtant que dans les sciences du quadrivium, en mathématiques et en astronomie surtout, la production savante du monde islamique est, entre le IXe et le XIIIe siècle, infiniment plus importante que celle du monde byzantin. Dans sa démystification de l'hellénisation de l'islam, Sylvain Gouguenheim confond « musulman » et « islamique », ce qui relève de la religion et ce qui relève de la civilisation. Les chrétiens d'Orient ne sont certes pas musulmans, mais ils sont islamiques, en ce qu'ils sont partie prenante de la société de l'islam et étroitement intégrés au fonctionnement de l'Etat.

On ne peut nier la diversité ethnique et confessionnelle de la civilisation islamique sans méconnaître son histoire. Dans sa révision de l'histoire intellectuelle de l'Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim passe pratiquement sous silence le rôle joué par la péninsule Ibérique, où on a traduit de l'arabe au latin les principaux textes mathématiques, astronomiques et astrologiques dont la réception allait préparer en Europe la révolution scientifique moderne.

D'Aristote, Sylvain Gouguenheim semble ignorer que la pensée scolastique du XIIIe siècle a moins retenu la lettre des textes que le commentaire qu'on en avait déjà fait, comme celui d'Averroès, conceptualisant les contradictions entre la foi et une pensée scientifique qui ignore la création du monde et l'immortalité de l'âme. Alain de Libera l'a montré, c'est moins l'aristotélisme qui gagne alors l'université de Paris que l'averroïsme : le texte reçu par et pour son commentaire.

Le livre aurait pu s'arrêter là et n'aurait guère mérité l'attention, tant il nie obstinément ce qu'un siècle et demi de recherche a patiemment établi. Mais Sylvain Gouguenheim entreprend également de mettre sa démonstration au coeur d'une nouvelle grammaire des civilisations, où la langue et les structures mentales qu'elle porte jouent un rôle déterminant. La langue, dont la valeur ontologique expliquerait l'inanité des traductions d'un système linguistique à un autre, d'une langue indo-européenne (le grec) à une langue sémitique (l'arabe) et retour (le latin). La langue, à la recherche de laquelle Sylvain Gouguenheim réduit la longue quête de savoir des chrétiens de l'Occident médiéval, quand Peter Brown montre à l'inverse comment le christianisme a emprunté les chemins universels de la multitude des idiomes. La langue, à laquelle Gouguenheim ramène le génie de l'islam, qui n'aurait jamais échappé aux rets des sourates du Coran.

L'esprit scientifique, la spéculation intellectuelle, la pensée juridique, la création artistique d'un monde qui a représenté jusqu'à un quart de l'humanité auraient, depuis toujours, été pétrifiés par la Parole révélée. Le réquisitoire dressé par Sylvain Gouguenheim sort alors des chemins de l'historien, pour se perdre dans les ornières d'un propos dicté par la peur et l'esprit de repli.

Dans ces troubles parages, l'auteur n'est pas seul. D'autres l'ont précédé, sur lesquels il s'appuie volontiers. Ainsi René Marchand est-il régulièrement cité, après avoir été remercié au seuil de l'ouvrage pour ses « relectures attentives » et ses « suggestions ». Son livre, Mahomet. Contre-enquête, figure dans la bibliographie. Un ouvrage dont le sous-titre est : « Un despote contemporain, une biographie officielle truquée, quatorze siècles de désinformation ». Or René Marchand a été plébiscité par le site Internet de l'association Occidentalis, auquel il a accordé un entretien et qui vante les mérites de son ouvrage. Un site dont « l'islamovigilance » veille à ce que « la France ne devienne jamais une terre d'islam ». Qui affirme sans ambages qu'avant la fin du siècle, les musulmans seront majoritaires dans notre pays. Qui appelle ses visiteurs à combattre non le fondamentalisme islamique, mais bel et bien l'islam. Qui propose à qui veut les lire, depuis longtemps déjà, des passages entiers de l' Aristote au Mont Saint-Michel.

Les fréquentations intellectuelles de Sylvain Gouguenheim sont pour le moins douteuses. Elles n'ont pas leur place dans un ouvrage prétendument sérieux, dans les collections d'une grande maison d'édition.

Gabriel Martinez-Gros Julien Loiseau (Le Monde)

  ENTRETIEN

Sylvain Gouguenheim : «On me prête des intentions que je n'ai pas »

Article paru dans l'édition du Monde du 25.04.08

« Sylvain Gouguenheim, comment réagissez-vous à la polémique suscitée par votre livre ?

Je suis bouleversé par la virulence et la nature de ces attaques. On me prête des intentions que je n'ai pas. Pour écrire ce livre, j'ai utilisé des dizaines d'articles de spécialistes très divers. Mon enquête porte sur un point précis : les différents canaux par lesquels le savoir grec a été conservé et retrouvé par les gens du Moyen Age. Je ne nie pas du tout l'existence de la transmission arabe, mais je souligne à côté d'elle l'existence d'une filière directe de traductions du grec au latin, dont le Mont-Saint-Michel a été le centre au début du XIIe siècle, grâce à Jacques de Venise. Je ne nie pas non plus la reprise dans le monde arabo-musulman de nombreux éléments de la culture ou du savoir grecs. J'explique simplement qu'il n'y a sans doute pas eu d'influence d'Aristote et de sa pensée dans les secteurs précis de la politique et du droit ; du moins du VIIIe au XIIe siècles. Ce n'est en aucun cas une critique de la civilisation arabo-musulmane. Du reste, je ne crois pas à la thèse du choc des civilisations : je dis seulement - ce qui n'a rien à voir - qu'au Moyen Age, les influences réciproques étaient difficiles pour de multiples raisons, et que nous n'avons pas pour cette époque de traces de dialogues telles qu'il en existe de nos jours.

Certains s'étonnent de vous voir citer et remercier René Marchand, auteur de pamphlets contre l'islam.

M. Marchand fait partie des gens qui ont attiré mon attention sur les problèmes de traduction entre l'arabe et le grec et sur les structures propres à la langue arabe. Voilà pourquoi je le remercie, parmi d'autres. Je l'ai cité en bibliographie car je me dois d'indiquer tous les articles et tous les livres que j'ai consultés. Cela ne fait pas de chaque volume cité un ouvrage de référence. Je m'étonne qu'on s'attarde sur ce point, alors que j'utilise de nombreux livres remarquables, dont ceux de Dominique Urvoy, de Geneviève Balty-Guesdon, ou d'autres spécialistes.

Comment expliquer que plusieurs mois avant sa parution, des extraits de votre livre se soient retrouvés sur un site d'extrême droite ?

J'ai donné depuis cinq ans - époque où j'ai « découvert » Jacques de Venise - des extraits de mon livre à de multiples personnes. Je suis totalement ignorant de ce que les unes et les autres ont pu ensuite en faire. Je suis choqué qu'on fasse de moi un homme d'extrême droite alors que j'appartiens à une famille de résistants : depuis l'enfance, je n'ai pas cessé d'être fidèle à leurs valeurs.

Propos recueillis par Jean Birnbaum (le Monde)

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L'Europe est-elle née au Moyen-Âge ?

Présentation de l'éditeur
L'Europe contemporaine est une longue histoire qui commence avant la venue du christianisme, et se continue avec son reflux. A l'œil qui sait voir, comme celui de Jacques Le Goff, apparaissent des traces, des strates successives de nombreuses mutations, depuis les ruines de l'Empire romain jusqu'aux découvertes du XVIe siècle. L'historien les met au jour, les explore, pour montrer combien l'Europe contemporaine hérite, emprunte, reprend bien des caractères de cette " Europe " médiévale qui n'est pas tout à fait la nôtre, mais représente un moment important dans sa constitution : unité potentielle et diversité fondamentale, métissage des populations, divisions et oppositions Ouest-Est/Sud-Nord, primat unificateur de la culture. De l'échec carolingien à la " belle " Europe des villes et des universités, Jacques Le Goff nous entraîne dans un intense voyage à rebours, dans l'espoir que, comprenant mieux leur provenance, les Européens construisent mieux leur avenir
Biographie de l'auteur
Spécialiste internationalement renommé du Moyen Age, héritier de l'Ecole des Annales, Jacques Le Goff est directeur d'études honoraire à l'Ecole des hautes études en sciences sociales

ARISTOTE sur L’ Encyclopédie de l’Agora  



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