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Voir Naples et l’aimer

Publié le 20 juin 2014 par Podcastjournal @Podcast_Journal
La position de Naples au cœur de la Méditerranée en a fait l’une des cités occidentales les plus convoitées au cours de l’histoire. Naples porte en elle la sagesse de la Grèce, l’art de vivre de la Rome antique, la douceur angevine, l’éclat byzantin, la magie de l’orient, la splendeur espagnole et la fierté des Bourbons. C’est presque un miracle que la capitale de l’antique royaume des Deux-Siciles, construite dans l’anarchie au fil des siècles, strates par strates, tienne encore debout…

De toutes ces conquêtes, il reste des vestiges qui font de Naples un haut lieu de la culture. L’Unesco ne s’y est pas trompé en classant au patrimoine mondial de l’humanité son centre historique en 1995. Naples présente des perles d’architecture comme le Castel Nuovo construit par Charles d’Anjou ou le luxueux Palazzo Reale imaginé par les vice-rois espagnols. Et puis, sur cette terre de piété, il y a une armée d’églises démesurées. L’imposant gothique illustré par l’église franciscaine San Lorenzo Maggiore côtoie le baroque le plus resplendissant avec l’église San Gregorio Armeno. Naples aime partager sa culture, des ruines d’Herculanum, la petite sœur de Pompéi, au musée archéologique national qui recèle l’une des plus riches et des plus belles collections d’antiquités du monde, sans oublier le palais Capodimente qui regorge de Titien, Bellini, Botticelli, Le Caravage ou encore Goya à donner le vertige. Et puis, dans le silence de la chapelle San Sansevero, il y a un trésor que les Napolitains vénèrent plus que tout, la figure irréelle d’un "Christ voilé", une sculpture troublante de Giuseppe Sanmartino. Un Christ unique, transfiguré par la Passion quand son linceul devient comme une seconde peau tragique. La sérénité dans la mort, le calme après le drame.

Mais Naples n’est pas qu’une procession d’œuvres d’art. C’est aussi une nation dans la nation, décimée par les épidémies et les conquêtes brutales, brûlée par les explosions volcaniques. Traversée par 150 générations, Naples a grandi en empilant ses constructions par manque d’espace. Des bâtiments inégaux en tuf se sont développés de façon chaotique, en amphithéâtre face à la mer, toujours plus haut pour gagner le soleil. Sous ses pieds, un gruyère de huit millions de mètres cubes, des galeries de pierre gigantesques qui remontent à la fondation même de la ville. C’est grâce à la souplesse du tuf, une roche calcaire et friable qui résiste aux tremblements de terre que Naples ne s’est pas écroulée. Mais pour combien de temps encore? Les plus grands risques ne viennent pas de l’activité volcanique, ni des tremblements de terre mais de la vétusté des immeubles dont l’entretien n’est pas assuré par les familles qui manquent de moyens. L’absence de plan d’urbanisme suivi, la pauvreté grandissante et l’âge des constructions hors normes n’arrangent rien à l’affaire. Naples est devenue une ville à hauts risques menacée d’éboulements.

Le plus grand désastre de Naples est sans doute sa précarité sociale. Les Napolitains fuient le chômage qui avoisine officiellement les 20% de la population active, plus de 40% chez les jeunes et les femmes. Ce chômage endémique laisse un tiers des Napolitains sous le seuil de la pauvreté. Les quartiers populaires reniflent l’odeur de la misère amplifiée par des immigrants, surtout des Sri Lankais, beaucoup de clandestins qui autrefois continuaient leur route vers le nord. Désormais ils restent à Naples, peut-être parce que le marché noir y est moins surveillé. De cette misère vient l’emprise de la Camorra napolitaine, la plus puissante des mafias italiennes. Selon le journaliste d’investigation Roberto Saviano, la Camorra "avec ses businessmen et ses tueurs sadiques, est probablement l’organisation criminelle la plus dangereuse d’Europe. Elle a gangrené tous les secteurs économiques comme le textile, le transport, le tourisme, le bâtiment et la gestion des déchets". Des ordures toxiques enfouies illégalement ont d’ailleurs fait les choux gras de la presse. "Munnezza è oro (les ordures valent de l’or)", affirment les trafiquants du coin. Et puis il y a la circulation bruyante et chaotique. Des embouteillages monstres, des infrastructures qui laissent à désirer, un code de la route que semblent royalement ignorer les usagers. La culture du laxisme influence l’attitude des Napolitains qui, pendant qu’ils se demandent s’ils doivent ou non respecter ce feu rouge au coin de la rue, le brûlent par habitude. Culture du laxisme encore quand il s’agit de ramasser les poubelles qui débordent dans les rues alors même que les éboueurs ne sont pas en grève. De là à réduire Naples à ces fléaux, il n’y a qu’un pas franchi par la presse nationale italienne dirigée depuis le nord de la Péninsule, elle-même reprise par les médias du monde entier. Un mépris qui fait écho au clivage entre le nord et le sud, persistant malgré l’unification du pays en 1861. Si le peuple napolitain souffre de la corruption, de la mafia et de ses ordures, peut-être souffre-t-il plus encore de la "napolitanophobie" qui ignore la richesse portée par son humanité. C’est dans la rue que Naples révèle ses secrets. Inutile de déplorer l’atmosphère saturée, la saleté, les trottoirs de marbre cassé, les façades rongées par la végétation ou les palais fermés au public faute d’argent pour les restaurer. Le spectacle est justement dans les souillures et les excès de cette rue, dans les odeurs de poisson et d’ail qui se dégagent des fenêtres, dans le flot de décibels des colonies de vespas suicidaires, dans ces sombres ruelles étroites et poisseuses qu’illuminent des Madones en plastique ou des icônes de Padre Pio installées dans des autels de fortune. Ici un bric-à-brac encombrant une impasse dans la pénombre et là des linges chatoyants suspendus aux fenêtres d’une venelle. La scène est délabrée et pourtant elle est grouillante de vie. Ville théâtrale si pauvre et si joyeuse en même temps, à l’image de sa mascotte affamée Pulcinella. Les éclats de voix remplacent la lumière du soleil. De vieilles dames en noir montent la garde à leur fenêtre grande ouverte, les mamma s’interpellent depuis leur balcon surchargé de linge et de vieux appareils rouillés tandis que leurs rejetons jouent au ballon au beau milieu de la circulation et que les aînés tapent la belote devant les immeubles. Cette art de vivre dans la rue parce que les maisons sont trop petites et de s’entraider entre générations rassemble les Napolitains comme une grande famille. Ville indisciplinée qui ne reconnait que l’autorité céleste, ses rites et ses processions bouleversent l’étranger de passage. Est-ce un autre miracle du saint patron de la ville, San Gennaro dont le sang se liquéfie trois fois l’an?

Les Napolitains sont fiers de leur cité qui a tant donné à l’humanité au chapitre des arts. Berceau de Caruso, Naples est le bastion des artistes lyriques, notamment les castras, et des chants populaires, de la mélancolique mandoline familiale aux concerts rock dans la rue. Naples a inventé le théâtre mais Naples est un théâtre à ciel ouvert où l’on joue la comédie autant que la tragédie. On jurerait que le temps s’y est figé il y a un demi-siècle. Les anciens y hument un doux parfum d’enfance tandis que les plus jeunes s’émerveillent devant une époque qu’on croyait révolue en Europe. Et si le chaos est généralité à Naples, une chose est stable depuis des générations: la cuisine, raffinée d’un côté et populaire de l’autre. Les traditions culinaires y sont si importantes qu’on a instauré des appellations d’origine contrôlée pour la mozzarella au lait de bufflonne et pour la pizza napolitaine qui se mange avec la main. Naples est aussi la capitale des pâtes, pas chères et nourrissantes. Mais pour le Napolitain, se nourrir à bon marché ne veut pas dire "se nourrir triste". Macaroni vient d’ailleurs du grec makarios qui signifie heureux. Alors il invente des sauces, beaucoup de sauces.

Naples est la moins consensuelle des destinations italiennes. Elle est surprenante, agitée, polluée, crasseuse mais elle est captivante avec ses verrues et ses taches, les mêmes qui ont rendu Montaigne amoureux de Paris à une autre époque. Certains comme Stendhal trouveront que Naples est la plus belle ville du monde, et d’autres ne parviendront pas à apprivoiser cette cité bouillonnante. Mais une chose est sûre, Naples ne laisse personne indifférent.

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