Magazine Journal intime

Le passage 34

Par Emia

34. Cette nuit-là, je dormis très mal. Je me levai à plusieurs reprises pour regarder par la fenêtre. En bas, je distinguais les huttes et les ruelles vides où Silver allait et venait. Parfois il levait la tête et me regardait : son visage faisait une tache blanche dans l’obscurité. De sa bouche très noire s’échappaient de pâles banderoles qui s’élevaient en serpentant : on pouvait y lire des locutions latines, des bribes de poèmes, d’invraisemblables injonctions. L’une des inscriptions atteignit ma fenêtre. Je l’attrapai délicatement car elle semblait fragile. Sous mes yeux les lettres faisaient comme de petites bouches animées, formant un message dont le sens n’était pas verbal et pour lequel n’existait pas encore de réponse. J’enroulai la banderole et la glissai dans mon sac. Je retournai à la fenêtre : Silver me regardait toujours de son visage rond et blanc, luisant comme un reflet ; mais son éclat s’amenuisait ; et lorsqu’il eut entièrement disparu, je ressentis une première crampe au ventre.

Je me suis allongée sur le lit. La douleur m’a aussitôt inondée. Les spasmes se sont succédés, griffants et criards. Je pétrissais mon ventre à pleines mains ; nous dialoguions furieusement. Un passage au toilettes m’a soulagée. Mes entrailles rejetaient des sucs putrides, des eaux jaunes, vertes, noires. J’ai pressé mon front contre mes genoux. Je sentais mon dos se fendre et la peau se retrousser pour former deux lèvres plus grandes qu’une plaie ou qu’une bouche : il me poussait des ailes. J’ai enfoncé ma tête renversée dans ce trou. J’ai creusé dans la chair chaude jusqu’à ce que je ressorte dans mon dos. J’entendais dire : Tu es le corps de mon corps, et j’ai vu le corps jumeau d’un autre. Une membrane chatoyante l’enveloppait, tel un cocon : c’était Silver qui s’en retournait à la mort.

Pendant quelques minutes, j’ai été capable d’une étrange prouesse: je pouvais regarderen arrière sans avoir à tourner la tête. Jusqu’à l’arrivée du médecin, j’ai vu ce qu’a dû voir Eurydice : au fur et à mesure de mes allées et venues, l’empreinte ininterrompue qu’est devenu mon corps se déroule en une sorte de boyau cendré dépourvu de face externe. Quand je regarde vers l’avant, ma chambre me paraît peuplée d’ombres. J’arpente la moquette pour voir se figer à l’infini la matière de mon passé, cloaque idéal car élevé (je ne sais par quel miracle) à l’état d’impossible membrane, opposé de la chair. Cette partie de moi-même (dont je reconnaissais, alors, l’existence pour la toute première fois) efface, tandis qu’elle se déploie, tout souvenir, toute réminiscence : je croyais pourtant m’être habituée aux façons abruptes de ma mémoire, bien que – jamais encore je n’avais voulu me l’avouer – ses manifestations par trop opportunes m’aient souvent paru suspectes. Une à une, les réminiscences perdent maintenant leur éclat et leur urgence, passant désagrégées sans plus m’atteindre. Mais ce phénomène ne dure guère, et je cesse d’y penser quand j’entends marcher dans le corridor.

Avais-je moi-même appelé le médecin qui se présenta à ma porte ? Je l’ai fait entrer. Il s’est avancé jusqu’au milieu de la chambre et m’a demandé de m’allonger. Il portait un hed de couleur sombre. Sous ses doigts frais, mes intestins durcis roulaient tels des cailloux. Il m’a fait une injection d’antibiotiques, m’a donné un flacon de pilules à prendre à heure fixe pendant une semaine. Je l’ai payé, il est parti, et je me suis endormie sur-le-champ.

 De ce cauchemar, je ne me libérai qu’avec difficulté. Certaines impressions me hantaient encore le lendemain matin, pendant qu’une moto-rickshaw m’emmenait à la gare. Il ne faisait pas encore jour lorsque nous quittâmes Lotos. Depuis la fenêtre de mon compartiment, je ne distinguais, au-dehors, que de grandes ombres géométriques. Un peu plus tard – nous roulions à vitesse égale dans une chaude semi-obscurité piquée de lumières – je nous sentis ralentir. La locomotive siffla : nous atteignions les faubourgs d’une ville sans nom. Ce ne pouvait en aucun cas être Illia, ni N*, desquelles nous séparaient encore plusieurs heures de voyage. Le train s’immobilisa au pied d’une colline : il fallait faire preuve de patience. Par chance, un marchand de boissons passa sous ma fenêtre et je lui achetai une coupelle de chorn.

Tandis que je buvais j’entendais chanter dans le lointain : on scandait des slogans, des refrains virulents. Soudain une portière a claqué ainsi qu’un coup de feu. Un souffle moite a parcouru le wagon, mêlant l’odeur de la suie aux parfums qui provenaient de jardins invisibles. Un second claquement s’est fait entendre, suivi, plus près encore, comme d’un frottement. La porte de mon compartiment s’est entrouverte lentement. Quelque chose se glisse à tâtons par la fente, pousse encore, laissant passer mon regard : sur le plancher du couloir gît un kéfalopode aux jambes inertes. Il soulève sa tête et je distingue une partie de son visage : de ses petits yeux rougis, d’épaisses larmes ont coulé en dessinant des sillons blanchâtres. Il entonne une litanie, son regard rivé au mien ; je lui tends une pièce ; il la prend dans la bouche et l’avale. Puis il se détourne et entreprend de se traîner jusqu’à la porte suivante. Tandis qu’il s’éloigne en ahanant, je vois défiler au dehors, dans la direction opposée, des drapeaux jaunes et des bannières peintes de grandes lettres rouges ; certains panneaux heurtent les parois du wagon, une voix aiguë fuse d’un mégaphone. Je m’approche de la fenêtre du couloir mais je ne vois plus que les derniers manifestants disparaître derrière le sommet de la colline.

A cet instant, un frémissement a parcouru notre convoi. Il s’ébranla dans un gémissement suraigu, et j’eus la nette sensation – accentuée par le grondement de la machine – qu’un temps avait manqué au déroulement des événements (chorn, train, monstre et manifestation) : un coup, un souffle, une brusque inspiration en avait troublé l’égale survenue, déréglant l’enchaînement convenu. Tel un filet troué, ma mémoire n’en pouvait rappeler que de grossiers fragments, et je comblais ces lacunes en usant d’émotions terribles. Je tremblais ; je pensais au monstre et à ses yeux malades. Espérant y trouver une explication ou un commentaire secourable, je tirai de mon sac le billet que Silver m’avait fait parvenir d’outre-tombe : il était écrit en dedans et en dehors, y ai-je lu, des lamentations, des plaintes et des gémissements y étaient écrits. J’ai plié le billet et l’ai jeté par la fenêtre : il a brièvement virevolté dans le vent de la course avant d’être emporté.


Classé dans:Le passage Tagged: récit, rêve

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