Il y a plusieurs façons d’aborder la laïcité. Il y a ceux qui s’en disent défenseurs et font profession lucrative de se poser en thuriféraires d’une laïcité qui ne doit être ni contraignante ni être soucieuse d’égalité. Ceux-là voient la laïcité à la remorque des religions qui auraient vaille que vaille gardé ou acquis des privilèges. Sous couvert de tolérance, ces passeurs œuvrent pour que le courant religieux qu’ils portent influence la vie civile. Par souci de modernité, de souplesse pragmatique, ils consentent à ce que les religions interviennent dans la vie sociale et puissent remettre en question des principes fondamentaux, comme celui de l’égalité des sexes. En s’inspirant de la référence concordataire de Napoléon, ils rêvent de religions reconnues d’utilité publique ! A chaque religion, son sherpa pour négocier une place pour telle ou telle posture. La laïcité est alors l’instrument de possibles arrangements entre doctrines.
Henri Pena-Ruiz en publiant son Dictionnaire amoureux de la laïcité s’engage sur un autre chemin. Il consiste à regarder la laïcité comme l’élément qui rassemble les citoyens afin, qu’ensemble, ils vivent le mieux possible. L’humanisme que Pena-Ruiz emprunte, entre autres, à Spinoza ou à Camus valorise la liberté de choisir. La laïcité ne recherche aucune autorisation, aucune tolérance auprès d’une religion quelle qu’elle soit. Pena-Ruiz rappelle ça et là qu’elle promeut bien sûr la liberté de conscience, l’égalité de traitement entre tous sans qu’il soit besoin de vérifier l’appartenance ou la non-appartenance à un dogme et qu’elle « s’ordonne explicitement à l’idée d’universalité » (p. 865) opposée « à l’exaltation communautariste ». La laïcité s’impose comme un outil d’émancipation. Elle permet à l’homme d’être l’auteur de son existence.
Toute classification ordonnée, a fortiori adossée à un parti-pris cohérent, prend sens par les manques qui sont sa marque de fabrique. Cet amoureux dictionnaire de la citoyenneté, de la démocratie et de la laïcité dévoile au lecteur attentif deux oublis qui se remarquent. Le premier concerne Aristide Briand (1835-1921). Même s’il ne sera pas fait grief à l’auteur de cette absence, il convient de rappeler que Briand a joué un rôle de premier plan dans la préparation, pour le vote et pour l’application de la loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Elle lui doit beaucoup. Il conclut son intervention à la séance qui précéda le vote en rappelant qu’elle « sera une loi de bon sens et d’équité, combinant justement les droits des personnes et l’intérêt des Églises avec les intérêts et les droits de l’État, que nous ne pouvions pas méconnaître sans manquer à notre devoir ». Le texte sera voté par 341 députés contre 233. La seconde entrée qui a raté la marche concerne Jean Baubérot, historien des religions, ancien membre de la Commission Stasi. Partisan d’une « laïcité accommodante », contretype d’une vision historique de la laïcité, il s’opposa dès 2003 à l’interdiction du voile à l’école, Baubérot est seulement mentionné dans la bibliographie. Le lecteur comprendra que la finesse d’analyse et la vision humaniste de l’auteur peuvent cohabiter avec une touche d’espièglerie !
Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Pena-Ruiz fera date. L’auteur ne se contente pas d’affirmer les principes qui fondent la laïcité française. Les emprunts et les références aux sciences sociales et à la philosophie sont nombreux et toujours justifiés. Quand cela est nécessaire, l’auteur recourt à d’opportunes citations. Avec plus de 250 entrées, ce dictionnaire montre que la laïcité affecte de nombreux domaines de la vie citoyenne (droits de l’homme, de l’enfant, contraception, intégrisme, transfusion sanguine…) et en cela alerte le lecteur sur les risques encourus qui ne manqueraient pas de survenir si des formes de laïcité adjectivée s’imposaient. On garde en mémoire la tentative sarkosyste d’une « laïcité ouverte » qui reste un horizon pour certains politiques qui n’ont de cesse de se dire modernes. Ouverte à tous vents ! L’ouvrage tord aussi les idées reçues qui énoncent sans vergogne et sans fondement que la laïcité est une spécialité française, sans équivalent et sous-entendent qu’il est possible de l’accommoder à toutes les tambouilles. Les préoccupations de certains pays (Allemagne, Inde, Mexique) témoignent du contraire.
Ce dictionnaire apporte le gai savoir indispensable à ceux qui pensent la laïcité comme une composante non discutable de la vie républicaine. L’auteur tisse un fil rouge tout long de cette encyclopédie de la vie politique et civique : en république laïque les citoyens sont égaux dans leurs croyances. Les croyants sont pleinement libres mais leur foi ne doit engager qu’eux-mêmes. Il en est de même pour les athées et les agnostiques. L’égalité des droits est inscrite dans la loi de 1905, notamment dans son article 2, généralement passé sous silence par les tenants des « accommodements raisonnables », démarche que Pena-Ruiz assimile à une forme de discrimination.
Cet ouvrage mériterait de figurer sur les bureaux des journalistes, des politiques et des leaders d’opinion. Au lieu de passer leurs temps morts à feuilleter le Bottin mondain, ils pourraient engranger les savoirs nécessaires à l’exercice de leur charge sans commettre les bourdes qui peuvent avoir de fâcheuses conséquences. Les membres du gouvernement y trouveraient matière à une précieuse réflexion, préalable aux décisions qui engagent la collectivité. Avec ce Dictionnaire, Henri Pena-Ruiz propose un outil indispensable aux acteurs de la vie publique et sociale.
Henri Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité, éditions Plon, Paris, 2014.