Il y a cent ans, des hommes, dont beaucoup de cyclistes, allaient entrer de la Grande Guerre. Du Chemin des Dames hier, à Verdun aujourd’hui, le Tour leur rend hommage.
Depuis le Chemin des Dames (Aisne), Verdun (Meuse), etc.
Stopper son véhicule. Sortir, regarder, respirer. Reprendre la route, suivre les instructions du road-book. S’arrêter à nouveau. Réfléchir, humer les senteurs d’un été qui ne vient pas, s’aventurer sur les labours qui ourlent une terre riche, parsemée de bois et de prés moutonnants sous le ciel lourd. Se refuser à l’oubli, imaginant, par-delà les brumes et l’épaisseur du temps, ce que fut le requiem pour l’aube d’un siècle… Depuis deux jours et jusqu’à samedi, d’Ypres à la Nécropole de la Fontanelle en Alsace, du Chemin des Dames à Verdun, les suiveurs parlent à voix lugubres et étouffés, seul le monologue de leur âme se réduit à un gémissement atrophié. Invités à suivre la ligne de front de la Grande Guerre, nous révisons nos classiques et au fil de la traversée les noms giflent l’imagination: Vimy, Fromelles, Caverne du dragon, Craonne, Vaux, Tavannes, Vauquois, Douaumont… Il y a cent ans, nos aïeux, qui n’étaient encore que des enfants, allaient entrer dans la Boucherie et combattre comme jamais des hommes ne l’avaient fait auparavant, au prix d’un sacrifice matriciel qui enfanterait une humanité dévastée.
Si le Tour s’enorgueillit de sa fièvre romantique, il a surtout de la mémoire et n’hésite jamais à la procession historique monumentale. De terribles carnages se sont tenus autrefois sur ces lieux, dont il n’est pas sûr que les coureurs entendissent jamais parler. Pourtant devraient-ils aimer les boursouflures de cette tragédie.Car elles les concernent, sinon par goût ou curiosité du passé, du moins par la généalogique cycliste. Les Géants de la route, en effet, ne furent pas épargnés par ces chemins de tous les drames qui entamèrent l’esprit des hommes durant quatre ans. Ils payèrent même un lourd tribut, en particulier quelques anciens vainqueurs de la Grande Boucle. François Faber, «le géant de Colombes», qui, malgré sa nationalité luxembourgeoise, avait choisi de combattre pour la France, fut tué en 1915, d’une balle de shrapnell en plein front. Le Français Octave Lapize, pilote de chasse, fut abattu au-dessus de Verdun en juillet 1917. Quant à Lucien Petit-Breton, héros de cette France républicaine du début du siècle qui cherchait par le Tour à se consolider par l’appropriation de sa géographie, il tomba à son tour en décembre 1917, fauché dans sa jeune vie... Les noms des autres martyrs cyclistes, moins connus, pourraient s’égrener au rythme des sanglots. Emile Engel, Frank-Henry, mais aussi Marceau Narcy, tué pendant la bataille de la Marne ; Jean Perreard, Victor Millagou, François Cordier, Pierre Gonzague Privat, tué deux jours après la chute d'Hourlier et de Comès. Ou encore le plus jeune frère de Louis Trousselier, Auguste Trousselier, lui aussi coureur. Camille Fily, mort en Belgique en mai 1918. Ou Albert Niepceron, tué avec toute sa compagnie dans une attaque aussi imbécile qu'inutile, le 23 octobre 1918. Autant de champs d’honneur visibles sur les routes du Tour. Autant de traces que l’on sent éternelles, immuablement enracinées dans la terre martelée, là où résonnent les mots de Céline: «La raison est morte en 14… après c’est fini, tout déconne.» Achevons le décompte macabre. D’autant que le cyclisme ne fut pas, et de loin, le sport qui compta le plus de morts. Le football et surtout le rugby arrivent largement en tête de cette sanglante énumération. Sauf que le legs d’amour du Tour, qui reste la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l'incarnent, ne se départit jamais de sa mythologie. Ils compteront donc, ces jours, à arpenter pas à pas ces vestiges de fer, de sang et de corps mêlés, là où de temps à autre un casque ou un os émerge d’une glaise presque stérilisée, dans les vapeurs des restes d’ypérite qui teignent le sol d’un jaune hideux. Comme si le Tour soudain se mettait à déclamer Aragon: «Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit / Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places / Déjà le souvenir de vos amours s’efface / Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.» [ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2014.]