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"J’aimerais dire au monde que j’ai vécu l’enfer et que j’en suis revenu."

Publié le 19 juillet 2014 par Teazine

INTERVIEW CHARLES BRADLEY
Charles Bradley, c'est toute une histoire. Une sorte de conte de fées glauque, un rêve américain qui tarde trop à se réaliser, un essai sur les malheurs de la vie quand on est pauvre et noir aux États-Unis, une ode à la musique soul. C'est l'histoire d'un type qui se bat pour faire de la musique depuis son adolescence et n'acquiert une reconnaissance que lorsqu'il atteint la soixantaine, après des années et des années de galères et de drames. Des épreuves surmontées par une seule force, qu'il brandit haut et fort, souhaite partager à chaque note : son amour. Un parcours assez incroyable pour en faire un documentaire : Soul of America, sorti en 2012. Charles Bradley est de ces personnages aussi abîmés qu'attachants, ayant eu mille vies. Des artistes comme on en voit rarement, et qu'on peut croiser, un peu par hasard, une après-midi entre deux averses sur la presqu'île du Malsaucy, aux Eurockéennes.

L'homme se raconte, avec une voix tellement cassée qu'on se demande même comment il peut chanter. "Je suis un entertainer. J’adore ce que je fais. Je fais de la musique depuis que j’ai 14 ans. J’ai toujours aimé ça. Aujourd’hui, j’ai 65 ans." Sa passion pour la musique, il la doit à un homme en particulier, James Brown, qu'il commence à interpréter à son adolescence. Pendant des décennies, il l'imite sur scène, affublé d'une perruque, et reprend ses tubes, sous le pseudo "Black Velvet". "Je me souviens que ma sœur m’a emmené voir James Brown, c’était en 1964. Je pense que vous n’étiez pas encore nées (sourire). Il m’a retourné la tête, la scène était en feu, c’était tellement unique ! D’où venait cette soul ? C’était son cœur. Sa douleur. Il a trouvé une façon d’exprimer son âme dans la musique qu’il aimait. C’est une liberté qui vient de l’esprit. Il avait un esprit. C’est pour cela que j’adore James Brown. C’est véritablement un héros. Il s’est construit à partir de rien."
James Brown comme modèle, et ses ancêtres comme inspiration. "Les générations actuelles portent sans conteste l’héritage de leurs ancêtres, de leurs histoires." Dès le début de notre entretien, Charles Bradley, qui interprète les questions à sa manière pour parler de tout ce qui lui tient à coeur, quitte à être hors sujet, définit la soul comme une musique qui vient "du coeur, de la douleur, de l'esclavagisme". Il faut dire que ce jour est particulier pour le chanteur. Alors qu'il s'apprête à monter sur scène avec la clique de Daptone Records - label ultra pointu qui s'est fait un nom dans la soul avec ses enregistrements fidèles aux sons 60s et 70s - de l'autre côté de l'Atlantique, on enterre son oncle. Si la famille semble avoir une dimension primordiale dans la vie de Bradley, cette disparition est d'autant plus importante que son oncle était "le dernier sage" de son entourage. "Il avait 92 ans. Sa mère a connu l’esclavage. Il me racontait plein de choses sur l’histoire. C’est de là qu’est venu la musique soul." De là et de la foi, que l'artiste évoque à maintes reprises, aussi bien lors de notre rencontre que dans ses chansons.
Mais Charles Bradley n'a pas forcément besoin de remonter dans son arbre généalogique pour trouver de la douleur à exprimer. Lui-même a eu une vie difficile. "J'ai été pauvre de multiples façons", étrange formule pour résumer des années de galère. Adolescent, il vivait dans la rue. Il a trimé toute sa vie pour pouvoir en arriver où il en est aujourd'hui, à savoir un artiste reconnu par ses pairs et acclamé par la critique. Un succès certes, mais tardif. Son premier album n'est sorti qu'en 2011, alors qu'il avait déjà 62 ans. Entre temps, il y a eu beaucoup de misère, de galère, de pleurs, de morts parmi ses proches, de petits boulots et de spectacles avec la perruque à la James Brown. Quand on l'interroge ce qui l'a sauvé, ce qui l'a poussé à essayer, envers et contre tous, de percer dans la musique, il répond simplement : "Par continuer, encore et encore, et continuer à montrer de l’amour. Quand on me fait du mal, je continue de montrer de l’amour. J’encaisse les coups et je continue à aller de l’avant. Parfois, mon cœur s’arrête un instant, mais je continue à aller de l’avant." Alors même s'il n'est plus tout jeune, ce n'est certainement pas maintenant qu'il va stopper : "Quand tu as cette chance de faire de la musique, et que tu te souviens de tout ce que tu as subi pour en arriver là, tu fais tout pour le garder". Et de résumer : "J’aimerais dire au monde que j’ai vécu l’enfer et que j’en suis revenu".

Sans douter, l'homme est à fleur de peau. Une personne émotive qui met un point d'honneur à ne parler qu'avec son "coeur". Et difficile de ne pas être ému par sa sincérité, sa sensibilité palpable dès qu'il aborde des sujets plus délicats. "Parfois, je suis trop émotif et je fuis tout le monde. Je rentre, je m’enferme à la maison et essaie de trouver de la force pour sortir à nouveau." Et dans ces moments-là, c'est bien souvent la musique, encore elle, qui le sauve. "Si je ne pouvais plus chanter, je deviendrais fou." Cette relation à la musique en tant qu'ultime raison de vivre, il l’illustre en racontant le décès de sa mère adorée, qu’il a entretenue et soignée pendant des années. Lorsqu’on voit dans le film Soul of America la place centrale que la maman de Charles occupait dans sa vie, on ne doute pas une seconde de l’épreuve qu’a dû être sa disparition. Or le lendemain, Bradley était supposé faire un concert "J’ai d’abord dit que je ne pouvais pas le faire, ils étaient d’accord d’annuler. Mais le public m’attendait..." La vue du croque-mort emportant le corps de sa défunte mère le fera complètement changer d'avis, "Je me suis dit que si je restais à la maison, j’allais me suicider".
Au final, on en viendrait presque à croire que sans épreuves, il n'y a pas de musique. Alors qu'il affirme ne raconter que des choses réelles dans ses chansons, Charles Bradley en revient à ce qu'il définit comme l'essence même de la soul, le spirit qui l'anime. "Si je peux le sentir, je sais qu’il y a une part de vérité dedans. Je ne peux pas aller sur scène et chanter des choses que je ne pense pas. (...) Divertir pour les personnes, juste pour les divertir, non". Donc pas de chansons "légères" dans son répertoire. Très sérieux sur ce point, il en profite pour se fendre d'une pique moralisatrice à l'égard des jeunes et de la musique actuelle, du "bullshit" selon ses termes. "Je pense que les personnes, en particulier les jeunes comme vous, vous devez écouter la vérité, des choses qui vous apportent de la sagesse et pas des choses moitié drôles / moitié folles qui vous disent de vous amuser. Vous devez écouter des mots qui vous rendent fortes, jeunes filles".
Ce genre de prise de position franche ne manque pas d'ajouter une couche - comme s'il le fallait - à l'aura de mythe romantique qui entoure le personnage. Histoire du petit oisillon blessé, prenant enfin son envol à plus de 60 ans, le profil type du "génie incompris". Cependant, bien qu'il se soit à présent aménagé une place dans la sphère musicale grâce au label Daptone, Charles Bradley ne semble toujours pas en mesure de prendre l'entièreté de son envergure. Du moins, c'est ce qu'il laisse supposer en filigrane durant l'interview, lorsqu'on l'interroge sur le côté rétro et nostalgique de sa musique. "J’aimerais faire du neuf mais ils me restreignent. Je suis plein de trucs prêts à sortir." Un peu comme lorsqu'il mimait son idole James Brown sur scène autrefois, le chanteur à la voix cassée ne peut se départir d'un certain schéma, tant le genre qu'il interprète semble normé, conforme à certaines appréciations, voire à des clichés. "Imaginez si à chaque fois que vous vouliez faire quelque chose on vous arrêtait et vous disait "Mais tu devrais le faire de cette façon là !" et que si alors tu te révoltais on te répondait "Mais c’est mon studio !". Ce genre de trucs m'est arrivé toute ma vie parce que je voulais tant me faire une place sur la scène musicale".

Mais sans son label, le chanteur n'est rien. Aujourd'hui, la soul est une niche qui se nourrit de grandes figures du passé et s'érige tant bien que mal de nouvelles idoles. Dans ce contexte, Daptone Records s'est fait un nom en montant un studio au son "authentique" car analogique et forgé un catalogue avec des stars sorties de dessous les fagots. De la musique 60s qui sonne exactement comme dans le passé, enregistrée par des passionnés qui cherchent à perpétuer une tradition, quitte à ne plus vraiment innover. Avec Charles, le label a trouvé le bonhomme idéal. Qui de mieux en effet qu'un vieux monsieur abimé par la vie, à la voix éraillée et aux mouvements scéniques un peu maladroits, copiés sur les anciens ? L'âge et l'histoire de Bradley lui donnent une certaine légitimité sur scène. On se dit que ce doit être un grand nom qui s'est remis à faire des concerts, comme les Rolling Stones. Et sur la scène de la plage des Eurockéennes, on ne peut s'empêcher d'être un peu surprises. Alors que le monde du jazz et de la soul évoluent de façon - malheureusement - assez cloisonnée, Charles Bradley se fait gentiment un nom à la manière d'une nouvelle star indé. D'après lui, c'est la faute au monde de la musique : "C’est un monde de tarés dans lequel nous vivons. Je connais tellement de musiciens qui galèrent, qui se tuent juste pour faire un peu de musique, et certains sont tellement talentueux ! Ce n’est pas vraiment par rapport au talent que vous avez, si vous ne connaissez pas la bonne personne qui va vous donner une chance honnête, vous êtes juste un ver de terre dans l’herbe".
Assis sur un banc en bois mouillé par la pluie, Charles n'est aujourd'hui plus un petit ver mais un oiseau. Un vieux coucou même, qui yoyote un petit peu de la touffe. Profitant pleinement de l'opportunité enfin acquise de pouvoir exprimer ce qu'il pense, il se montre d'ailleurs très bavard. Tant et si bien qu'on a parfois du mal à le suivre, notamment quand il s'exprime au sujet de la foi ou bien de questions environnementales : "Nous sommes tous des habitants de ce monde. Il faut prendre soin de la merveilleuse planète que Dieu nous a donné. On l’a déjà détruite de multiples façons. Par exemple quand je regarde l’étang du Malsaucy, c’est super beau. Mais je peux savoir que jadis il était plus propre que maintenant. Mais on ne fait rien." La nostalgie, encore. Notre entretien finit par dépasser de loin le quart d'heure réglementaire que l'on nous avait accordé. Mais Douglas, le manager, n'en a cure et commente la scène avec un petit sourire amusé et bienveillant : "Charles aime beaucoup parler. Avec la vie qu'il a eue, c'est la moindre des choses de le laisser". Comme ses ancêtres avant lui, c'est maintenant au tour de Charles Bradley de transmettre voire faire l'histoire.


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