Ce n'est pas un secret: la vie du héros du nouveau livre de Jean-Michel Olivier, Roman Dragomir, est largement inspirée de celle de Vladimir Dimitrijevic, Dimitri pour les intimes, le fondateur des éditions de L'Age d'Homme.
Peut-être la forme romanesque permet-elle à l'auteur de rendre plus libre et meilleur son hommage à ce Barbare, venu de l'Est. Les autres Barbares venant du Sud, c'est bien connu.
Mais que cette histoire soit largement inspirée de la vie d'un homme que l'auteur a bien connu ne veut pas dire qu'elle ne soit pas imaginaire sous sa plume de romancier, comme toute vie d'ailleurs, de toute façon:
"Toute vie est imaginaire, Roman, et la tienne encore plus que les autres puisque tu n'écris pas et que tu comptes sur les autres pour écrire ta vie !"
Roman, L'ami barbare, vient de mourir. Des témoins de sa vie défilent devant son cercueil: Milan Dragomir, Johanna Holzmann, Georges Halter, Christophe Morel, une femme voilée, Pierre Michel et Véronique Donnadieu. Et Roman, qui a toujours pensé que la mort n'existait pas, se livre à des réflexions personnelles au passage de chacun d'eux, qui ne se privent pas de lui faire part des leurs, comme en retour.
Milan, le frère de Roman, évoque leur enfance et leur adolescence dissipées dans la Belgrade de l'ex-Yougoslavie, pendant la Seconde Guerre mondiale et dans l'immédiate après-guerre. Roman vivait déjà parmi ses livres et ses images, en dehors de la vie réelle...
Un jour, ne supportant pas le régime communiste, surtout après l'incendie de la librairie chez il fréquente et de l'arrestation de la libraire, il part, ce que Milan ne lui a jamais pardonné. Pourtant, "Partir, ce n'est pas oublier. Au contraire." lui a dit Roman.
C'est à Trieste que Roman fait la connaissance de Johanna Holzmann, juive rousse, dans une librairie, La Paolina, où elle travaille. Johanna et Roman très vite s'aiment. Mais Johanna sait dès le début de leur histoire que le temps leur est compté et qu'il s'en ira, "parce qu'aucun femme, ni aucun homme ne peut [l'] arrêter":
"Pour être soi, il faut partir. Pour être libre, il faut couper ses racines.
La seule terre qui compte, c'est la terre promise de l'exil..."
Il part pour la Suisse. En 1954, dans le stade du Wankdorf, à Berne, Georges Halter et lui sont dans le public qui assiste à un match de football entre la Hongrie et l'Allemagne. Ils se revoient "par hasard" à Lausanne, puis à Granges. Tous deux finissent par jouer dans la même équipe de football locale, qui est cosmopolite et multilingue:
"Pour jouer pas de besoin de langage. Le foot abolit les frontières. On se comprend avec les pieds. Sans ouvrir la bouche."
Un accident, lors d'un match, met fin à sa carrière prometteuse de footballeur...
Christophe Morel et Roman Dragomir se rencontrent à Paris, dans une librairie - quelle surprise! - où travaille le premier, qui est aussi écrivain. Avec l'aide de Christophe, à partir de 1966, Roman va bâtir une maison dont les pierres sont des livres, la Maison (4'000 livres publiés en 35 ans), et se faire notamment "l'éditeur inconscient qui veut abattre le rideau de fer", en publiant les dissidents.
La femme voilée a rencontré Roman dans la librairie que ce dernier a ouverte à Moscou. Ils se sont revus plusieurs fois à des années d'intervalles. Roman est en effet toujours en mouvement - toujours "en vadrouille, sans port d'attache, sans domicile fixe", dit de lui Christophe Morel:
"Car s'arrêter, c'est mourir!"
Et elle l'accompagne dans ses équipées en camionnette sur les petites routes de France...
Quand sa terre natale est à feu et à sang, il rêve de partir là-bas. Finalement il s'y rend et découvre une réalité qui détruit ses rêves... En rentrant par la route du Grand Saint-Bernard il a un accident.
Dans une clinique du Lavaux où il suit une rééducation de son corps fracassé, sur la terrasse, il adresse la parole à son voisin de chambre, Pierre Michel, en convalescence après une opération de l'oeil, qui lui a miraculeusement redonné la vue:
"Il faut croire aux miracles! Même la main du chirurgien le plus habile est guidée par une force qui le dépasse."
C'est le début d'une amitié. Elle commence au moment où, suite à ses positions pendant la guerre des Balkans, "les compagnons fidèles, les amis écrivains, les gens qui [lui] faisaient confiance [le] quittent les uns après les autres".
Pierre Michel sait qu'ils se trompent sur son compte:
"Tu aimes les livres et les écrivains. Les écrivains du monde entier. Comme c'est bizarre! Tu ne serais donc pas raciste, nationaliste, fanatique de la Grande Serbie?"
Il aime tellement les livres qu'il ne prend jamais de repos et, comme il n'arrive pas à dormir, il lit des manuscrits jusqu'aux premières heures de l'aube:
"Le repos, c'est la mort." a-t-il cent fois répété à Christophe Morel.
Maintenant il repose. Il est mort à la suite d'un énième accident, fatal celui-là, provoqué involontairement par Véronique Donnadieu à qui il a murmuré, en expirant, ces deux mots mystérieux:
"On continue."
Depuis son cercueil Roman Dragomir donne ce conseil à Pierre Michel:
"Même dans la fournaise, tu portes cette longue écharpe rouge qui est ta marque de fabrique! Pourtant, il ne suffit pas de porter une écharpe rouge pour être un écrivain, tu le sais bien, Pierre: il faut écrire des livres. Et de bons livres..."
Je ne sais si Dimitri a donné un jour ce conseil à Jean-Michel, mais ce livre prouve qu'il l'a suivi... à la lettre.
Comme dit Johanna:
"On n'est jamais seul quand on lit un bon livre."
Aussi, une fois commencé, n'est-il pas possible de se priver en cours de route de la compagnie de ce livre... Il est l'illustration même d'une pensée prêtée à Roman, dont l'histoire (comme celle de Dimitri), est un véritable roman, et rapportée par Christophe Morel:
"Le vrai sujet du livre, c'est le style. Et le contraire est vrai aussi: le style d'un livre est d'abord son sujet."
L'un et l'autre de ce livre sont excellents...
Francis Richard
L'ami barbare, Jean-Michel Olivier, 304 pages, Editions de Fallois / L'Age d'Homme (sortie en librairie: le 19 août 2014)