Il existe des lieux dont le nom à lui seul est une invitation au voyage. J’écris "Zanzibar" et me voilà propulsé dans un autre monde. Oulan-Bator, Katmandou, Bangkok, Jakarta sont déjà surchargés d’exotisme avant même de les avoir situés sur une carte. Mais les mots résonnent sans doute diversement pour chacun. Tout aussi bien, leur puissance évocatrice évolue-t-elle dans le temps. Dans ma jeunesse, au son de Bagdad, une ribambelle de génies à la lampe, de vendeurs de tapis magiques, de caravaniers et de sultanes aux dessous vaporeux se bousculait dans mon esprit. Ça n’est plus le cas aujourd’hui. Les actualités se sont chargées de me rappeler à l’ordre… Et voilà Tombouctou qui subit un sort semblable.
Tout ça pour vous dire que Maracaibo, autre lieu de mon florilège géographique intérieur, vient tout juste de passer à la trappe de la candeur grâce aux bons soins de Daniel Forh qui nous offre ici un roman ma foi assez corrosif sur cette ‘perle’ de l’Amérique du Sud. Honnêtement, je serais surpris que l’office du tourisme vénézuélien ait commandité l’ouvrage.
Par dépit amoureux, un jeune français, lecteur de Proust, accepte un poste d’enseignant dans une école de Maracaibo. Le choc culturel sera plutôt intense pour notre ami. Avec cette chaleur qui l’accable, la marmaille dont il peine à garder le contrôle en classe, les vols de motos à répétition dont il est victime, les blattes aux proportions antédiluviennes qui envahissent son appartement, on se demande avec lui ce qu’il est allé faire dans cette galère:
Troisième jour. J’ai pris une feuille et j’ai essayé d’établir une liste des raisons que j’avais de ne pas retourner d’où je venais. J’avais appris à faire ça en centre d’orientation. La ville était moche, pour dire les choses simplement, et vide des promesses véhiculées par l’exotisme de son patronyme, une grosse agglomération déglinguée et sans mystère, établie dans un four solaire, toute en angles droits. Les senteurs de poisson grillé, d’alcool, les palmes bercées par les alizés au bord des plages, les frégates dans le ciel, tout ça semblait avoir disparu, si ça avait seulement existé". (p. 40)
Ça n’est pas exactement le coup de foudre, disons. Pourtant, malgré les épreuves qui s’accumulent et les situations loufoques auxquelles notre héros est confronté, on sent se développer en lui une forme d’attachement pour ce milieu apparemment hostile qu’il décrit avec la douce ironie du voyageur désabusé. C’est aussi un observateur à la culture cinématographique impressionnante qui ne manque aucune occasion de faire le lien entre une situation vécue et une scène tirée d’un film. Lorsqu’on partage les mêmes références culturelles, c’est très efficace comme procédé. L’image surgit immédiatement. Tiens, essayons celle-ci
Elle portait un tailleur rose pâle et un chignon d’hôtesse de l’air, une silhouette extrêmement contrôlée, un peu américaine, Tippi Hedren dans Les Oiseaux. (p. 224)
Il manie également avec brio l’art de l’exagération. D’un homme à la pilosité généreuse il dira:
(…) s’il n’avait pas eu l’intelligence de se raser la barbe, il aurait probablement couru le risque d’être emmené à la fourrière ou abattu sur place. (p. 42)
Certaines scènes font sourire. On ne peut que sympathiser avec l’enseignant inexpérimenté confronté à une horde d’élèves de maternelle:
Pédagogue, conteur et dompteur sont à mon avis les trois qualités requises pour ce type de public. Tout le monde ne sait pas ce qu’est un enfant de cinq ans, surtout de sexe mâle. Ça se tord sur sa chaise, ça lance quelque chose sur quelqu’un, ça tape des pieds, ça parle tout seul, ça tripote sa voisine, avale sa recharge de stylo, lève le doigt sans qu’on sache si c’est parce qu’il a une question, une réponse, ou envie d’aller à la toilette, ça n’arrête pas. Le distraire de lui-même et de ses pulsions n’est pas une mince affaire.
Cette heure-là est une plongée dans ce qu’il y a de plus archaïque, de plus mystérieux dans l’âme humaine, l’enfance. Quand on se penche sérieusement sur le sujet, il devient rapidement difficile de concevoir qu’un enfant et un adulte puissent être la même personne à des âges différents. Peut-être découvrira-t-on un jour, qu’en réalité, une substitution s’opère dans le sommeil ou quand on est aux toilettes, entre dix et quatorze ans selon les individus, et que le jeune est remplacé par l’adulte, d’un coup. Les enfants qu’on oublie de remplacer et qui grandissent deviennent des serial killers. C’est ma théorie. Dès lors qu’on imagine Hannibal Lecter, Jason ou Jigsaw comme des enfants de cinq ans, on trouve leur comportement parfaitement normal. (p 72)
Cette vision hyperbolique du monde s’applique à tout ce que nous décrit le narrateur et sa manière de faire n’est pas sans me rappeler, comme par un écho lointain, celle de René Belletto dans l’Enfer* (prix Femina 1986), par ailleurs très bon roman également, qui partage de plus avec celui-ci la particularité de faire évoluer les personnages dans une atmosphère étouffante et caniculaire.
Ce qu’il y a de bien avec les livres, c’est qu’ils nous permettent de voyager par procuration, à peu de frais, tout en nous épargnant parfois de subir ce décalage désagréable entre le pays imaginaire et le pays réel.
Et, vous, y a-t-il également des lieux dont le nom suffit à exciter le voyageur qui sommeille en vous?
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FOHR, Daniel. L’éclair silencieux du Catatumbo. Paris: Robert Laffont, 2014, 426 p. ISBN 9782221140451
*BELLETTO, René. L’Enfer. Paris: P.O.L., 1985, 393 p. ISBN 2867440521
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