Maps to the stars

Par Kinopitheque12

David Cronenberg, 2014 (États-Unis)



IT’S ABOUT DESPERATION, AMBITION
AND A FEAR OF EXISTENTIAL DISAPEARANCE
[1]

Avant que Betty ne sorte de l’aéroport enchantée sous le soleil de Los Angeles, David Lynch nous avait déjà engloutis dans le mystère. Celui de cette brune magnifique qui dans la nuit et vers Sunset Boulevard errait comme un animal blessé, un mystère qui s’épaississait avec la nuit chaude qu’Angelo Badalamenti enveloppait de ses claviers beaux et inquiétants (Mulholland Drive, 2001). Lorsque Agatha Weiss (Mia Wasikowska) descend du bus et s’engouffre dans la limousine qui la fait pénétrer dans Los Angeles, le seul mystère repose sur ses longs gants de cuir noir. Ces gants, ce que l’on apprend ensuite, dissimulent les brûlures d’un feu qui ne s’est pas éteint, un brasier qu’elle a déclenché jadis puis, elle rejetée, qu’elle a enfoui jusque dans ses entrailles, un feu qui rejaillira sur tout un petit monde.




A l’instar de Lynch (le chef-d’œuvre cité) ou de Wilder (Boulevard du crépuscule, 1950), le Canadien trempe à son tour l’industrie cinématographique californienne dans un bain d’acide. Mais les critiques qui ont invoqué Lynch, Wilder et les précédentes satires d’Hollywood ont souvent considéré Maps to the stars plus pâle qu’il ne l’est et moins inspiré que les représentations (ou présentations) directement issues de la matrice putrescente. Si l’on est en droit de se demander en effet en quoi le propos du réalisateur est différent quand il traite de la vilenie hollywoodienne (narcissisme, argent et pouvoir forniquant outre mesure, et ici dans l’espoir d’accéder à un semblant d’immortalité sur écran géant)[2], il n’est pas possible de ne pas voir ce qui le distingue des autres, et de tomber fasciné, non pas devant le monstre, un Seth Brundle des profondeurs, mais devant la manière, si l’on y accorde un peu d’attention, qu’a Cronenberg de le confronter à nos regards.

Prolongeant une veine psychologique, voire psychanalytique, depuis longtemps explorée (par exemple dans Chromosome 3 en 1979, plus ouvertement dans A dangerous method en 2011, mais dont History of violence en 2005 demeure le plus fort accomplissement), le cinéaste indépendant crée des personnages d’une cruauté sans borne. Ils tentent tous de se protéger derrière une image projetée, dont les trop savants calculs favorisent la dérobade, mais pour laquelle ils consacrent leur vie et n’hésitent pas à en sacrifier d’autres, fussent-elles celles de leurs proches. De là, Cronenberg leur fait non seulement dire en coulisses de véritables insanités (le « goodbye Micah » est absolument infect), dépeçant les uns ou les autres pour en tirer avantage (toutefois si lors de ces mondanités de VIP, le scénario avait préféré les faire littéralement vomir les uns sur les autres, des images aussi crues que celles avec lesquelles Cronenberg nous avait habitué dans ses films les plus anciens, nous n’en aurions pas plus été heurtés), mais il va plus loin et les entraîne également tous dans une baise orgiaque et mortifère.




En fait, Maps to the stars ne révèlent d’Hollywood qu’une seule et même constellation, moins sidérale que viscérale et non pas composée de stars mais d’organismes pathogènes pathétiques (les personnages de Julianne Moore, John Cusack, Evan Bird, Olivia Williams…). Des êtres infâmes qui se concentrent autour d’incestes communautaires tout à fait funestes, que ce soit au sein de la famille Weiss, entre frère et sœur, de celle de Havana (Julianne Moore) soit disant violée par sa mère Clarice (un fantasme ?), et au sein de la famille hollywoodienne dans son ensemble (acteurs, agents, producteurs…). Pris absolument, l’inceste dont il est question est donc à la fois physique et bien réel et tout autant une métaphore du système hollywoodien. Ainsi, suivant la vision du scénariste Bruce Wagner et de Cronenberg, les producteurs rappellent ceux avec qui ils ont déjà fait commerce et ceux qu’ils connaissent ou côtoient le plus (d’où le name dropping dans les dialogues et les propositions d’emplois faites aux uns et aux autres pour entrer dans l’industrie cinématographique). Les studios hollywoodiens préfèrent alors de plats remakes ressemblant à des suites ou des suites ressemblant à des remakes (Benji, le gamin qui n’a plus de gamin que le corps, et Havana, par moment d’une puérilité navrante, sont impliqués dans de tels projets). Ou, en dehors de ces seules reproductions filmiques, puisque personne dans ce milieu ne prend plus aucun risque, les scénarios sont aussi conçus à partir de la plus petite histoire personnelle, d’une amourette déçue, éventuellement de l’enfant condamnée par la maladie. Les studios n’ont plus une once d’originalité et encore moins d’audace. Les dialogues nous donnent alors la nette impression que « tourner » et « faire un film » sont synonymes de « baiser ». C’est pourquoi lorsque Hollywood fait des films de films, égocentriques à défaut d’être personnels, lorsque géniteurs, progénitures et fratries couchent ensemble, il n’y plus rien qui se dégage de l’ensemble que de l’obscénité et une aridité maladive et rampante.

Rampants sont aussi les fantômes qui parcourent le film (une nouveauté chez Cronenberg que ce fantastique-là). Parmi eux, le fantôme de Clarice revêt probablement une importance particulière. Elle est la mère d’Havana et l’actrice qui hante Agatha (Agatha se rend sur Hollywood Boulevard afin de caresser l’étoile laissée à son nom). Clarice est surtout pour sa fille celle qui va la faire renaître. En effet, mythomane ou pas (elle est peut-être convaincue de ce qu’elle avance), Havana veut résoudre l’inceste dont elle a été victime en jouant le rôle de sa mère dans un remake. Elle compte donc devenir sa mère dans un film qui pourrait être pour elle une renaissance en tant qu’actrice (puisque, vieillissante, elle n’est plus sollicitée) et en tant que personne (le film serait une thérapie). C’est tordu mais puisqu’elle va jouer sa mère, elle compte accoucher d’elle-même et, grâce à ce rôle et à ce film, se redonner vie. Ce à quoi elle ne parviendra pas. Durant tout le film, Clarice et Agatha ont toutes deux le même poème à la bouche, Liberté de Paul Eluard, et cette liberté qui ne s’écrit nulle part à Hollywood n’est envisagée par Agatha (et Clarice à travers elle) que dans la mort.



D’après ces cartes stellaires, l’endogamie révélée dans la constellation hollywoodienne est favorable à de très vilaines propagations : violences, dérèglements psychologiques, hantises contaminent tout et tout le monde. En griffonnant les noms des personnages sur une feuille de papier et en accordant une place centrale à Agatha par qui tout advient, puis en reliant ces noms selon leurs liens réciproques, on s’amuse à mettre en évidence le réseau dans lequel tout ce petit monde s’enferme, cette double boucle qui, entre remakes et pauvres suites, représente un infini dont on ne sort pas, un système clos et stérile. Finalement, les lésions héréditaires et dégénérescentes de l’amas d’étoiles observé semblent trop nombreuses pour ne pas entraîner un effondrement progressif de ces corps sur eux-mêmes et selon Wagner et Cronenberg irrémédiablement la formation d’un trou noir.

[1] Cronenberg à propos de son film sur la radio canadienne CBC radio et référencé sur site de Maps to the stars.

[2] Quoique Bruce Wagner le scénariste affirme se baser sur ce qu’il connaît et sa propre expérience. Il était chauffeur de limousine à Hollywood avant de vivre de son écriture (le personnage de Robert Pattinson, le seul est-il précisé dans les notes de production, à ne pas être touché par la folie ou être concerné par un fantôme).