« Le meurtre de Jaurès, le 31 juillet 1914, au moment même où allait
commencer la Grande Guerre, crime perpétré dans le droit-fil de la haine que lui portaient Maurras et Péguy, l’a comme figé en martyre du socialisme et de la paix : une sorte de saint laïque
qui appelle la révérence plus que la curiosité. Or, voici l’occasion de lui redonner chair, d’en restituer l’ardeur, les appétits et jusqu’aux illusions et tensions intimes, de mesurer son
formidable labeur, de saluer la liberté de sa pensée. Il était étranger, comme l’a écrit Alain, "à l’ordre des ambitions ordinaires" ; il était libre de tout sectarisme (…). »
(Jean-Noël Jeanneney, le 5 mars 2000).
Il y a exactement un siècle, le 31 juillet 1914, le
député socialiste Jean Jaurès fut assassiné. Promoteur d’un pacifisme qu’on aurait pu inexactement croire
aveugle, il perdit la vie quelques jours avant le début de la Première Guerre mondiale, la veille de la mobilisation générale.
Jaurès fait partie, depuis ces cent années, de la mythologie républicaine française, au point d’avoir donné
son nom à un grand boulevard dans quasiment toutes les grandes villes du pays. Il appartient à tous, pas seulement aux socialistes de 1914 ni aux pacifistes de 1914. Il appartient à l’histoire et
nul doute qu’il aurait été intéressant d’imaginer un Jaurès survivant à la guerre et probablement, nécessairement, arrivant au pouvoir parce qu’il en avait la capacité, le talent, le
charisme.
À ce titre, il peut être comparé avec une autre figure emblématique de la République, Georges Clemenceau, qui
s’était surtout distingué dans l’opposition (radicale) et qui a gouverné seulement très tardivement dans son existence. Quel aurait été un gouvernement Jaurès ?
Depuis plusieurs mois, des centaines de manifestations et d’initiatives ont eu lieu pour célébrer ce triste
centenaire. Je suis allé à un colloque intitulé "Le Monde de Jean Jaurès" qui s’est tenu le mercredi 25
juin 2014 dans le prestigieux amphithéâtre Liard de la Sorbonne, à Paris. Il était organisé par Les Amis de François Mitterrand et la Fondation Jean-Jaurès fondée par Pierre Mauroy en 1992.
Que pensent Robert Badinter, Christiane Taubira, Alain Richard, mais aussi Alain Juppé, parmi d’autres, de
Jaurès, de sa pensée, de l’homme, du symbole ?
L’un des intérêts de cette manifestation dont les débats ont été animés par le journaliste François Bazin,
chef du service politique au "Nouvel Observateur", c’était qu’elle faisait intervenir deux types d’intervenants, des personnalités politiques, acteurs parfois majeurs de la vie politique
française, et des universitaires, parmi les plus grands spécialistes de Jaurès. Leurs prestations étaient néanmoins d’un intérêt inégal.
Claude Bartolone, Laurent Fabius, Christiane Taubira
Ainsi, les premières interventions de Claude Bartolone, Président de l’Assemblée Nationale, et de Laurent Fabius, Ministre des Affaires étrangères, étaient très convenues, trop préparées et peu vivantes.
Celle de la Ministre de la Justice Christiane Taubira, en revanche, était beaucoup plus spontanée et directe, moins ampoulée, sans note, considérant qu’elle
n’aurait pas pu égaler une analyse rigoureuse des universitaires présents, et donc, elle a simplement apporté son ressenti face à la figure de Jean Jaurès, un témoignage donc très personnel.
Alain Juppé
Le même exercice tout aussi vivant et captivant a été réalisé par un homme dont la présence a étonné plus
d’un participant puisqu’il s’agissait de l’ancien Premier Ministre Alain Juppé, qui, en plus, venait d’être désigné coprésident provisoire de
l’UMP, la principale formation d’opposition. Il n'est cependant pas cité dans le site de la Fondation Jean-Jaurès, sans doute oublié par un
rédacteur distrait.
Alain Juppé a été très percutant dans sa petite conférence et le fait qu’il était présent a donné une
tournure un peu plus impartiale à ce colloque. Il a parlé assez simplement et plutôt humblement, n’hésitant pas, malgré tout, à rappeler qu’il ne se sentait pas du tout en phase avec Jean Jaurès
sur le socialisme selon la définition que ce dernier avait apportée, plus étatique qu’anticapitaliste. Mais la personnalité de Jaurès l’avait fasciné. Il avait d’ailleurs trouvé dans une
librairie de Bordeaux, bien avant d’avoir été invité à ce colloque, un petit recueil de discours peu connus de Jaurès dont il a lu quelques extraits avec délectation et avec ses lunettes rouges
(imiterait-il Eva Joly ?).
Alain Juppé fut surtout subjugué par la personne de Jaurès : sa grande culture (normalien comme lui),
son talent oratoire, son courage (notamment de prôner la paix dans un contexte très difficile), et sa foi en l’humanité, quasi-prophétique. Et Alain Juppé de citer trois domaines
prophétiques : un sur la paix, un autre sur la laïcité qui pourrait aujourd’hui s’appliquer au
voile ou à la burqa, et enfin, un troisième sur le multilatéralisme, intuition de la Société des Nations (SDN), reprise par Aristide Briand,
préfiguration de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
Alain Richard
Arrivé un peu en retard, l’ancien Ministre rocardien de la Défense Alain Richard a apporté également des
perspectives politiques intéressantes sur Jaurès, insistant sur le fait qu’il était avant tout un républicain qui a soutenu Émile Combes (dans sa lutte anticléricale), Joseph Caillaux (lui aussi opposé à la guerre, prêt à nommer Jaurès aux Affaires étrangères dans un gouvernement qu’il aurait
dirigé en avril 1914 si son épouse n’avait pas assassiné le directeur du Figaro, auteur d’une campagne de dénigrement et de calomnie contre leur couple, épouse qui fut d’ailleurs curieusement
acquittée le 28 juillet 1914) ou encore Pierre Waldeck-Rousseau (qui a intégré le premier socialiste dans un gouvernement français, à savoir Alexandre Millerand le 22 juin 1899).
Alain Richard a évoqué la curiosité intellectuelle de Jaurès, son érudition intellectuelle (qui impressionne
aussi Alain Juppé), son latinisme, sa connaissance aussi de la langue allemande (Jaurès a été condisciple de Henri Bergson à l’École Normale).
Ainsi, Jaurès défendait la théorie de l’arbitrage (Léon Bourgeois), et imaginait l’émergence d’un début de
droit international. Il croyait en la diversité de l’homme, en sa capacité de conciliation et de dialogue, en sa capacité pour ouvrir des confluences.
Hervé Drévillon, professeur à la Sorbonne, a expliqué que Jaurès a vu le désastre de l’armée de métier en
1870 et soutenait une armée de conscription, universelle, à condition qu’elle fût égale pour tous et réduite dans la durée (brève) pour être acceptée par le corps social.
Comme Joseph Caillaux et au contraire de René Viviani, Jaurès s’était vivement opposé à la réforme de Raymond
Poincaré de 1913 qui a prolongé de deux à trois ans la durée du service militaire. C’est d’ailleurs comme cela que l’impôt sur le revenu proposé dès 1906 par Caillaux a été adopté : après
les élections d’avril 1914, Poincaré nomma le socialiste René Viviani à la tête du gouvernement et l’impôt sur le revenu fut adopté en compensation de l’adoption de la loi des trois ans.
Par ailleurs, Jaurès ne voulait pas que les officiers fussent formés dans des écoles militaires mais à
l’université. Pour lui, la continuité école/armée devait garantir la formation des citoyens. Il a toujours la défense dans le débat national. Hervé Drévillon a conseillé de revoir la pensée sur
la nation de Charles Péguy et de son "rival" Jean Jaurès.
Jean-Noël Jeanneney
L’ancien ministre et historien Jean-Noël Jeanneney s’est lui aussi focalisé sur le thème de la défense (en raison du centenaire de la Première Guerre mondiale), en se demandant ce qu’aurait fait Jaurès juste après la déclaration de guerre s’il n’avait pas été assassiné, puisque les
socialistes ont été appelés dans les ministères.
Le 31 juillet 1914, Jaurès pensait au Président américain Woodrow Wilson qu’il avait loué dès le 8 mars 1914
pour son courage, son appel à la bonne foi, à la générosité d’esprit… en imaginant que les États-Unis pourraient développer une diplomatie pacificatrice en Europe. Il a dit à Jean Longuet,
petit-fils de Karl Marx, au Café du Croissant, quelques minutes avant sa mort : « Je vais demander au Président Wilson d’être l’arbitre dans
cette affaire européenne. » (j’ai repris une phrase citée par l’historien Jean Sagnes absent du colloque).
Jaurès n’était cependant pas opposé au principe d’une guerre mais seulement défensive : en cas
d’attaque, la France devait se défendre. Ses référents étaient Plutarque, Michelet, Marx. Jaurès avait désamorcé la phrase bien connue de Marx : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. » en prétendant que ce ne fut qu’une « boutade étourdie et
hargneuse ».
Jean-Noël Jeanneney a aussi cité une confidence de De Gaulle dans une lettre adressée à Paul Reynaud en 1937 à la sortie d’un livre de ce dernier sur la question militaire :
« Vous êtes, en notre temps, le seul homme d’État de premier plan qui ait le courage, l’intelligence et le sens national assez grand pour prendre à
bras-le-corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. » en ajoutant à propos de Jaurès : « Il faudrait remonter à
Jean Jaurès pour trouver un autre exemple. Encore, Jaurès ne jouait-il, d’un archet superbe, que d’une seule corde. ».
Nancy Greene, directrice d’études à l’EHESS, a rappelé que Jaurès avait perdu en 1898 son siège de député
parce qu’il avait été l’un des premiers dreyfusards. Elle l’a décrit comme « politique lucide mais humaniste jusqu’au bout ». Cela fait-il
penser à une personnalité politique actuelle ?
Robert Badinter
Très attendu également, l’ancien Ministre de la Justice Robert Badinter a su passionner son auditoire en parlant pendant une demi-heure de Jean Jaurès, en retraçant son action sur deux
éléments historiques : l’affaire Dreyfus et l’abolition de la peine de mort.
Robert Badinter a rappelé qu’au début de l’affaire Dreyfus, les socialistes étaient autant convaincus de la
culpabilité du capitaine que les autres parlementaires, pour la simple raison qu’aucune information n’avait été donnée si ce n’est qu’un militaire avait trahi la patrie. Ainsi, ni Georges
Clemenceau, ni Jean Jaurès, ni Léon Blum ne se sont révoltés au début. Mais Jean Jaurès a ensuite évolué (comme Clemenceau) dans son approche et a réussi à faire relancer trois fois l’affaire de
façon décisive pour aboutir à la reconnaissance de l’innocence et à la réhabilitation d’Alfred Dreyfus le 12 juillet 1906.
Pour l’abolition de la
peine de mort, il est rappelé qu’en 1907, les républicains avaient rassemblé une majorité en faveur de l’abolition, mais juste avant le vote à l’assemblée, une affaire criminelle sordide qui
a ému l’opinion publique (ce n’est donc pas nouveau) a dissuadé de nombreux députés (notamment radicaux socialistes) de voter cette abolition. Racontée par celui qui finalement la réalisa le 18
septembre 1981 à l’Assemblée Nationale (loi n°81-908 du 10 octobre 1981), cette histoire n’a pas manqué d’intérêt.
Ce qui est remarquable, sur ces deux sujets (affaire Dreyfus et peine de mort), c’est de rappeler les
premiers commentaires de Jean Jaurès en apprenant la première condamnation d’Alfred Dreyfus le 22 décembre 1894 par le conseil de guerre : « Un
troupier vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir lancé un bouton au visage de son caporal. Alors, pourquoi laisser ce misérable traître en vie ? » (à la Chambre des
députés).
Une réflexion identique de Clemenceau : « Sans doute, je
suis aussi résolument que jamais l’ennemi de la peine de mort. Mais on ne fera jamais comprendre au public qu’on ait fusillé, il y a quelques semaines, un malheureux enfant de 20 ans coupable
d’avoir jeté un bouton de sa tunique à la tête du président du conseil de guerre, tandis que le traître Dreyfus, bientôt, partira pour l’île de Nou, où l’attend le jardin de Candide. »
("La Justice", le 25 décembre 1894, cité par Michel Winock en 2007).
Parmi les autres intervenants du colloque du 25 juin 2014, il y a également eu l’ancien ministre Henri
Nallet, président de la Fondation Jean-Jaurès, Pierre Bergé, président des Amis de François Mitterrand, Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, et les chercheurs
suivants : le sociologue Vincent Duclert, le philosophe Frédéric Worms, le conseiller maître à la Cour des Comptes Louis Gautier (professeur à la Sorbonne), ainsi que Valentine Zuber et
Emmanuel Jousse.
Une planète hérissée de barbarie
Le 17 juillet 1914, peu de temps avant sa mort, Jean Jaurès avait écrit dans son journal "L’Humanité" :
« Toute la planète est hérissée de problèmes et de barbarie. ».
Avec la prise de Mossoul, l’islamisme politique au Moyen-Orient et en Afrique, le conflit du Proche-Orient,
la crise en Ukraine, la Syrie, la Libye, une nouvelle menace d’attaque nucléaire de la Corée du Nord contre les
États-Unis, et bien d’autres foyers, malgré deux guerres mondiales, des idéologies mortifiantes, l’une
des expériences les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité, la planète semble n’avoir pas tellement avancé… avec la différence qu’il n’y a
plus aujourd’hui de personnalité au niveau de Jaurès, Wilson, Briand etc. pour imaginer une paix originale
et solide.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (31 juillet
2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La Première Guerre mondiale.
Sarajevo, le détonateur.
Robert Badinter.
Laurent Fabius.
Alain Juppé.
Claude Bartolone.
Christiane Taubira.
Jean-Noël Jeanneney.
Vidéos du colloque.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jaures-a-la-sorbonne-155029