Pour un étranger il est unanimement apprécié dans le quartier et le village, monsieur Émile. C'est vrai qu'il est disert, qu'il est affable monsieur Émile. Seul bémol posé sur la partition par ma mère... ma mère, son grand coeur, mais ses jugements caustiques, ravageurs, parfois assassins : "Monsieur Émile, quand même, il ne ramasse pas ses fleurs coupées au sécateur, roses fanées, abandonnées sur le bitume de notre petite rue des Fleurs..." Arrête maman, monsieur Émile est si gentil, il dit bonjour à tous, il aime son petit chien, ses pivoines et ses roses, il m'a même invité, comme tous les gens du quartier, pour célébrer ses noces d'or.
Monsieur Émile promène son petit chien tous les matins. Le petit chien de monsieur Émile est adorable, il frétille du croupion, il a toujours un franc sourire, un coup de langue, disponibles pour le passant.
Monsieur Émile est très affable, comme son chien.
Monsieur Émile est mon voisin depuis peu, il vient de loin, du Berry, "Vous connaissez le Berry?" Ses yeux se sont mis à briller quand je lui ai dit que j'avais passé mon permis de conduire à Bourges, y avait habité, il y a longtemps, que je connaissais encore un certain nombre de berruyères et berruyers dans la cité de Jacques Coeur... Je lui ai même rajouté malicieusement qu'"À coeur vaillant, rien d'impossible", fière devise de ce marchand du temps jadis qui organisa la mondialisation du commerce, vrai petit roi de Bourges. Monsieur Émile en aurait défailli !
- Vous connaissez Jacques Coeur ?
- (clin d'oeil) Pas personnellement monsieur Émile, mais l'histoire, la renommée, de ce négociant-banquier-alchimiste-filou et bien mystérieux a dépassé la flèche de la cathédrale Saint Étienne...
Monsieur Émile passe sa retraite à Amou.
Monsieur Émile prend soin de ses pivoines et de ses roses, de son petit jardin potager. Il marche, il est souvent dans la rue, près de la rivière, sous les platanes, à promener son petit chien qui, je vous l'ai dit, n'est pas avare en tortillages de croupion, francs sourires et coups de langue.
Monsieur Émile fait ses courses à pied avec son petit sac à roulettes, passe le pont en sifflotant, va à l'Intermarché d'Amou, en face de la caserne des pompiers.
Monsieur Émile m'a parlé de son ancien métier, il m'a expliqué qu'il a fabriqué des tourelles de char et des canons pendant plus de trente ans. Des beaux, des longs, des droits, de plusieurs calibres : 75, 90 ou encore 105, au choix. Je lui ai demandé benoîtement si lors, dans sa fabrique de canons, il se couchait sur du terreau ayant auparavant semé douze graines de canon, comme Colin dans "l'Écume des jours". Monsieur Émile m'a regardé perplexe, passablement dérouté, je lui ai dit alors que je plaisantais, que Colin était le héros d'un roman de Boris Vian qui procédait ainsi pour faire pousser des canons de fusil dans une usine d'armement. Monsieur Émile m'a dit qu'il ne connaissait pas ce monsieur Vian. Il m'a dit aussi que les canons qu'il avait fabriqué à la DGA c'était sérieux, que c'était un travail important et de confiance. Il m'a dit encore que la guerre où vont ses canons est une affaire malheureusement sérieuse et qu'il fallait qu'interviennent de bons produits sérieux. Le mot sérieux est revenu souvent dans la conversation. J'ai dit à monsieur Émile que j'en étais certain, que je n'en doutais pas, qu'il ne pouvait en être autrement. Fabriquer des canons de char d'assaut est une affaire éminemment sérieuse me disait-il.
Monsieur Émile m'a souhaité une bonne journée, son petit chien aussi, il est retourné à ses légumes, à ses pivoines et ses roses, moi à des... pensées moins bucoliques. Résolument antimilitaristes.