J'emploierai au cours de ce texte deux mots différents.
J'appellerai réactionnaires celles et ceux qui revendiquent une volonté politique et/ou idéologique (les deux ne vont pas forcément voire rarement de pair) à conserver les choses en état voire le retour à une situation antérieure, souvent fantasmée. Ainsi nombre d'europhobes du Front National fantasment la situation de la France avant son entrée dans l'Europe.
Je parlerai d'extrêmes-droites lorsqu'il s'agira de qualifier des groupes politiques identifiés et reconnus comme tels. Je sais que le mot ne recouvre plus rien de précis ; d'aucuns, avec raison, y placeront des politiques et des journalistes qui ne font pas pour autant partie de groupes politiques identifiés comme d'extrêmes droites.
Dés lés début des années 2000, les groupes d'extrême-droite ont très bien compris les avantages d'Internet :
- se regrouper entre soi pour discuter et se renforcer dans un anonymat relatif.
- la possibilité d'approcher des gens qui auraient rejeté en bloc toute tentative dans "la vraie vie".
- la possibilité d'appréhender au mieux les angoisses des français. Internet a permis aux gens de se regrouper selon des communautés d'intérêts venant d'horizons très divers. Ainsi se créaient des communautés virtuelles de juifs qui avaient peur de l'antisémitisme en France, des communautés de musulmans qui avaient peur de l'islamophobie et du racisme, des communautés de femmes, du viol, des communautés de citoyens qui avaient peur "des racailles".
Je prendrai le dernier exemple comme exemple de parfaite stratégie d'entrisme de groupes d'extrême-droite. En 2000 un jeune homme crée le site "anti racailles" où il témoigne de son ras le bol d'être agressé par ce qu'il appelle des racailles. Aucun discours racialiste n'est (encore) posé et il n'envisage pas de voter FN. Pour autant il voudrait rentrer chez lui sans être agressé. Le site a un succès énorme et les témoignages affluent. Face à cela, le discours des progressistes n'a pas su se construire (et je ne sais toujours pas 14ans après ce qu'il y avait ou non à dire) ; toujours est il que des forces d'extrême-droite sont, elles, arrivées rapidement et ont su rassurer les personnes, occuper le terrain et les convainque qu'eux allaient faire quelque chose. Le site sos-racaille se monta en 2001 ; lui était de toutes évidences issu des droites extrêmes mais avec la présence de ceux qu'on appellera les "hésitants". Si le site a rapidement fermé ; il constitue - et c'est pour cela que j'en parle - un des premiers cas des stratégies des extrêmes-droites sur le net.
Je prétends qu'il y a un lien direct entre la théorisation du mot "racaille" dés le début des années 2000 sur le net et la présence aujourd'hui en 2014 de milices nationalistes dans les métros français pour soit-disant sécuriser les lignes. Il aura fallu 14 ans pour donner une consistance au mot racaille, qui ne veut strictement rien dire dans les faits ; on n'est pas une "racaille", on est un délinquant coupable de tel ou tel acte à un moment X mais racaille ne définit aucune identité précise, n'a aucune réalité tangible. Il aura donc fallu plus d'une dizaine d'années pour que ce mot soit quasi un classique de la langue française, pour désigner à peu près tout et n'importe qui (enfin surtout les gamins d'origine maghrébine et africaine).ce mot, on y reviendra, témoigne de l'éclatante lepenisation des esprits puisqu'il ne signifie rien d'autre que "encore un arabe/noir délinquant mais dans un terme apparemment neutre.
- la possibilité donc de fédérer. J'ai encore entendu une représentante du Front de gauche déclarer en 2014 au vice-président du FN "ah on ne vous voyait jamais dans telle ville, on ne vous a jamais vus sur les marchés". Si la gauche en est encore à croire qu'on conquiert un nombre de voix intéressants en tendant des tracts en sortie de marché, je crois qu'on comprend mieux leurs scores.
J'ai pu, puisque je gère des communautés de journaux en ligne depuis le début des années 2000, appréhender les différentes stratégies de conquête des extrêmes-droites.
- la création de sites dédiés aux faits-divers. Nous sommes noyés sous les faits-divers dans la presse en ligne mais je prétends que les sites d'extrêmes-droites et en particulier fdesouche a initié le mouvement. On se souviendra de l'affaire Paul Voise en 2002 qui a été abondamment analysée et qui aurait pu, selon certains, faire basculer l'élection de 2002. Présenter des faits-divers sordides, en boucle, en les choisissant soigneusement (ne sont ainsi sélectionnés que ceux où le coupable présumé a un nom d'origine étrangère ou ceux où le coupable n'est pas nommé ce qui permet d'alimenter les théories du complot "on sait bien que le coupable est un arabe maison ne nous le dit pas car la presse est aux ordres) permet de plonger ceux qui les lisent dans une atmosphère de panique et d'accentuer ce qu'on a appelé le "sentiment d'insécurité".
- la création d'agences de press dédiée de type novopress.
- l'entrisme sur toutes les communautés en ligne selon des stratégies soigneusement établies. Les extrêmes-droite ont toujours su s'organiser de manière efficace et cela a été particulièrement frappant sur les journaux en ligne. Au moindre fait-divers où est impliqué quelqu'un au nom à consonance étrangère vous voyez débarquer une première salve qui postait à peu près toujours le même message de type "encore un bougnoule". Cette stratégie là ne sert pas spécialement à convaincre, elle cherche avant tout à attendrit la viande pour la deuxième salve, bien décrite par cet ancien militant. La deuxième salve consiste à dire la même chose mais dans des termes choisis et très entendables "quand même on peut se demander si cette immigration massive n'a pas quelque rapport avec l'augmentation de la délinquance et des crimes".
Ce travail de fond a ensuite été considérablement facilité par les différents journaux en ligne qui ont fait du fait-divers leur fond de commerce.
Certains utilisaient aussi d'une stratégie simple, prendre un pseudo à consonance arabe ou africaine qui arrivait tout d'un coup sur une communauté en disant "et bien moi Mamadou je m'en vais égorger vos enfants et violer vos femmes ! Allah Akbhar". Parfois ces gens ne pensent pas à changer leur email et vous constatez que le dit Mamadou a comme email [email protected].
Les réactionnaires ont un certain nombre de forces qui expliquent également leur succès :
- il est infiniment plus facile de militer pour que les choses demeurent en l'état (au moins on sait ce qui nous attend) que pour un changement de fond. C'est par exemple toute la stratégie des réactionnaires militant contre le mariage homosexuel, souligner qu'on est très bien ainsi et qu'on ne sait pas ce qui se passerait s'il y avait un changement. Peu importe que cela soit complètement irrationnel, il suffit d'insuffler un "et si" pour que cela fonctionne. A l'inverse, les progressistes ont à promettre, chose qu'il n'est pas possible de faire, que tout se passera bien après le changement souhaité.
- un discours populiste : dire "les arabes nous piquent notre pain" est un discours qui fonctionne relativement bien. Si vous vous attelez à déconstruire cette simple phrase, vous en aurez pour quelques heures avec la certitude d'avoir endormi la moitié de votre auditoire à la fin.
- la moralisation du discours. face à cette difficulté à combattre certains discours, certains ont pensé que la moralisation du discours suffirait (et ont aussi cru que s'emparer des discours progressistes leur permettraient de gagner des voix ce qui n'a pas mal marché du moins entre 81 et 95). Au début des années 80, lorsque se créent de mouvements antiracistes, le PS ne tarde pas à créer ses propres groupes et à imposer une nouvelle ligne de conduite face aux discours racistes le très construit "c'est mal". Cette tactique continuera au cours des années avec entre autres la loi Gayssot "c'est mal de tenir des discours négationnistes sur la shoah alors on va les interdire" et le toute récente volonté de supprimer le mot "race" de la constitution "c'est mal d'employer ce mot alors que cela n'existe pas".
Cette stratégie, d'une rare bêtise a permis aux réactionnaires de se poser en martyr, d'instaurer une théorie du complot, d'inventer un nouveau langage qu'ils ont considérablement policé. Et cela a surtout empêché les progressistes de combattre leurs discours.
- une complète méconnaissances des codes des extrêmes-droites. J'avais ici, sur un ton humoristique, décrypté quelques uns des éléments de langage des extrêmes-droites. La plupart utilise des références, des images (je me souviens encore de cet internaute qui avait pris comme avatar une photo de Goebbels enfant, nous nous étions fait avoir),des sources littéraires qui sont maintenant moins connues qu'il y a 30 ans. Les réactionnaires les emploient régulièrement ce qui permet de les diffuser de manière plus ou moins insidieuse.
- la capacité à s'allier et c'est d'ailleurs qu'on constate à quel point ce sont davantage des politiques que des idéologues. Si vous observez les compositions de manifs lors de Jour de colère ou de MPT, vous constatez la présence voisine de groupes qui, en temps normal, se lyncherait.
le Fn est assuré d'une chose ; la fidélité de son électorat. Untel peut bien avoir des désaccords profonds avec Marine Le Pen qui est détestée par bon nombre d'hommes de la branche dure des extrêmes-droites, elle aura toujours leur voix parce qu'il n'ont de toutes façons personne d'autre pour qui voter(on se souvient du grand succès du MNR).
- la possibilité de jouer sur les peurs des français.
- la dédiabolisation diabolisée des discours réactionnaires.
Les journaux en ligne ont bien compris une chose ; l'importance du buzz qui attire des lecteurs et chaque article sur les réactionnaires leur permet, non pas de rouler pour l'extrême-droite (on se tromperait à voir une quelconque idéologie là dedans) mais d'accumuler des revenus publicitaires et de faire parler d'eux. On s'indigne à raison, des sondages de type "êtes vous pour ou contre l'IVG" mais ils sont surtout là pour qu'on s'en indigne et qu'on en parle.
On assiste chez certains politiques et journalistes à des exercices d'équilibriste relevant de la haute volée ; condamner le front National tout en tenant les mêmes discours que lui ; manque de pot le FN l'a parfaitement remarqué et ne se prive pas de le faire savoir.
- le fait pour certains d'entre eux et en particulier le FN de n'avoir jamais été au pouvoir. Vous aurez beau faire ; ni UMP ni PS ne peuvent dire qu'ils n'avaient pas les moyens de faire ce qu'ils disent alors que le FN peut jouer sur la corde sensible du "laissez nous notre chance".
- les théories complotistes ; prouver qu'on ne va pas masturber des enfants de 3 ans en maternelle est aussi impossible que de prouver que les licornes n'existent pas. En jouant sur des choses irrationnelles, mais qu'on ne peut pas démonter, du moins pas comme cela et pas en 3 minutes, les réactionnaires s'assurent sinon la voix du moins l'attention de certains.
- la bêtise récurrente à droite comme à gauche qui pense qu'en faisant comme les réactionnaires, on obtient leurs votes. On a eu le populisme de Mélenchon dans certains discours publics qui, à mon sens, l'a perdu en partie. On a eu la gauche qui s'est plié devant les demandes réacs sur les ABCD de l'égalité et la PMA (en espérant quoi ? que d'un coup des gens qui traditionnellement votent UMP ou FN vont voter PS ?), on a les petites phrases des portes-flingues de l'UMP (Mariani ou Ciotti par exemple) qui espèrent conquérir des voix frontistes.
- la permanente adaptation du discours réactionnaire ; le FN est à ce titre exemplaire. Voir en 15 ans par exemple l'évolution du discours officiel du FN sur les juifs est quelque chose de tout à fait étonnant.
- la dépolitisation de notre société avec la mise en place de discours indigents qui vaudraient que tout se vaut et que toute opinion est licite. On voit ainsi de plus en plus souvent dans les media des personnes dont l'opinion semble valoir quelque chose. Inviter quelqu'un qui est contre l'IVG en France semble maintenant présenter un intérêt parce que les media cherchent avant tout à capter notre attention, sinon notre intérêt et la présence de ce que l'on nomme de manière dépolitisée un "provocateur" permet de le faire.
L'hypothèse d'un FN au second tour en 2017 est maintenant probable et si sa victoire n'est pas assurée (et à mon avis elle ne le sera pas), cela importe au final peu ; la contagion réactionnaire s'est bel et bien effectuée.