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Hatoon Kadi, une femme du “pays des hommes” dans les réseaux sociaux

Publié le 12 août 2014 par Gonzo

kadi

Dans l’actualité déprimante du monde arabe, les informations qui ouvrent à quelque chose d’un peu moins sombre sont suffisamment rares pour être soulignées. Raison de plus pour s’intéresser à l’apparition, sur la scène publique du « pays des hommes », d’une humoriste, une femme donc.

Classée dans le peloton de tête des pays les plus consommateurs des nouveaux médias, l’Arabie saoudite connaît depuis 2010 un étonnant phénomène, celui de l’essor fulgurant, sur YouTube, d’une jeune génération d’acteurs, animateurs, comédiens qui, sur un mode inspiré de la stand-up comedy à l’américaine, se livrent à une critique moqueuse des travers de la société saoudienne. Il arrive que cette production se fasse le relais des grands débats de société, comme en témoigne le célèbre No Women No Drive, détournement par Hisham Fageeh d’un tube de Bob Marley au plus fort d’une campagne (infructueuse) pour le droit des femmes à conduire. Toutefois, jusqu’à présent en tout cas, les lignes rouges ne sont jamais dépassées. Rapidement intégrées dans les circuits commerciaux, avec de jeunes sociétés de production – la plus importante étant sans doute Uturn – qui s’efforcent d’exploiter ce nouveau segment du marché, les vedettes du YouTube illustrent certes l’impatience de la jeunesse locale, mais aussi la solide rigidité du système saoudien. A l’image des mobilisations de l’année 2011, il faut certainement se garder d’extrapoler trop vite à l’ensemble du corps social les images de « modernité » qu’offrent les réseaux sociaux locaux.

Signe, d’ailleurs, de ce décalage entre les différentes composantes du public, l’échec des différentes tentatives qui, depuis deux ans déjà, s’efforcent de faire migrer vers les studios télévisés les jeunes vedettes d’internet. Plusieurs formules ont été tentées, en direct ou non, et elles se sont toutes soldées par des déconvenues pour leurs producteurs. Lancées par la grande chaîne arabophone MBC durant le dernier mois de ramadan, des émissions comme Kalemten wu bass (Deux mots, c’est tout !) ou Dot.shebab (.jeunes) n’ont guère soulevé d’enthousiasme. Pour leurs animateurs, vedettes confirmées des réseaux sociaux, c’est parce que les producteurs ont écrasé la légèreté du format internet sous la machine télévisuelle. Ou encore parce qu’ils se sont contentés d’engager quelques têtes d’affiche, sans prendre en compte le fait que la réussite d’un produit en ligne tient à la composition d’une équipe.

On pourrait estimer également que les consommations audiovisuelles sont désormais bien distinctes : la téléphagie familiale n’intéresse plus les classes d’âge les plus jeunes qui, en Arabie saoudite comme ailleurs, délaissent le petit écran collectif pour l’intimité de leur ordinateur ou de leur smartphone. Au-delà de ce constat, on peut aussi imaginer que les sketches sur YouTube ont une économie narrative (rythme, connivence avec l’internaute, etc.) qui ne peut fonctionner à l’identique sur le support télévisé (même s’il y a des réussites dans le sens inverse, à savoir l’adoption de formats télé sur internet tels que la web-série Shankaboot par exemple).

La « vague de fond » des pratiques en ligne en Arabie saoudite a donc ses limites. Le souligner, cela ne revient pas à nier l’importance des mutations en profondeur qu’entraîne dans les sociétés du Golfe l’existence, de plus en plus manifeste, d’une « culture internet ». De ce point de vue, il faut souligner l’apparition, il y a plus d’un an, de Hatoon Kadi (هتون قاضي), une jeune femme qui s’est bâtie son « petit royaume » sur la scène médiatique saoudienne.

Blogueuse pour rire dans un premier temps, ses premières interventions dans lesquelles elle se moquait de ce qu’elle appelle la kawalana (la cool attitude) chez une partie des femmes de son pays a vite attiré l’attention des internautes. Rapidement, elle a su convaincre les jeunes dirigeants de la société de production Uturn qui l’ont fait apparaître sur leur canal YouTube dès l’été 2013 et l’ont aidée, en lui adjoignant toute une équipe de créatifs, à donner un tour plus professionnel à ses interventions sur les réseaux sociaux dans un programme intitulé Noun al-niswa (“F” comme femme). Cet été, la consécration est venue avec la prise en charge, au côté d’une autre vedette venue du YouTube saoudien, d’une émission durant ramadan sur la grande chaîne arabophone MBC.

Des femmes dans la vie publique saoudienne, ce n’est pas si fréquent mais cela existe. En politique rarement (une vice-ministre, à l’Education), dans le secteur économique parfois, et plus souvent dans l’univers de l’éducation et de la recherche, on observe ainsi quelques trajectoires professionnelles particulièrement brillantes. Mais presque inévitablement, il s’agit d’« héritières », des jeunes femmes dont le succès a été possible grâce à leurs très bonnes origines sociales. Dans les cercles artistiques, et plus encore lorsqu’il s’agit des arts du spectacle, le milieu familial est bien entendu tout aussi important. Haifaa al-Mansour (هيفاء المنصور), la réalisatrice du très célèbre Wadjda, née dans une famille d’intellectuels et d’artistes célèbres, est mariée à un diplomate nord-américain…

Rien de tel chez Hatoon Kadi, dont l’habitus, pour parler comme Bourdieu, est clairement petit-bourgeois modeste. La première vedette féminine des réseaux sociaux arabes récuse toute idée de transgression et affiche une rondeur toute familiale (voir photo ci-dessus). Interviewée, elle ne cache rien de sa vie ordinaire de mère de famille, en reconnaissant que ce n’est pas forcément très glamour. Le parcours de cette femme ordinaire mais néanmoins éduquée (elle poursuit une thèse en Grande-Bretagne sur l’utilisation des nouvelles techniques éducatives dans son pays), qui remet en question la modestie traditionnelle de la femme, surtout dans le Golfe, en rivalisant d’humour avec les meilleurs comiques de son pays permet de se rendre compte des évolutions en cours dans la société saoudienne (et il faudra bien qu’elles trouvent un jour une traduction politique).

Une femme, furieusement drôle, sur internet et à la télé : la chose va si peu de soi que les mots manquent pour le dire ! Evoquant Hatoon Kadi, le journaliste (pourtant ultra-libéral) Dawood al-Shiryân, l’a présentée – à la grande fureur de l’intéressée – en utilisant le mot fannâna (artiste), un terme déplacé, soit parce qu’il est trop vulgaire (« Je ne suis pas une danseuse orientale ! » s’est exclamée l’intéressée), soit parce qu’il ne correspond nullement à ses activités professionnelles en tant qu’humoriste, tout simplement.

« Hatoon Kadi, avec un “a” et sans l’article, c’est bien assez ! » comme elle le dit elle-même vers la fin de cette vidéo (malheureusement sans sous-titres). Juste une femme quoi !


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