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Position du poème

Par Vertuchou

il est assis
il a les genoux pliés
il voit le monde
il voit des fleurs de trèfle blanches
il voit un toit de tuiles rouges
il voit un carré de ciel gris
il ne voit pas le monde
il est le monde à lui tout seul
il peut changer de place
il peut se lever
il pourrait s’éloigner de sa table
il irait dans la cuisine
parmi les couteaux métalliques
parmi les fourchettes acérées
parmi les casseroles bouillantes
il se couperait une tranche de monde
il mordrait dans le monde à belles dents
ici il voit le monde avec les doigts
il compte le monde sur un clavier
il écrit une partition
la partition s’appelle le monde
c’est une partition en sol mineur
en ciel majeur en tuiles diésées
en trèfle blanc
en genoux pliés
les touches du clavier sont noires
ne touchez pas aux touches s’il vous plaît
le poème est assis
le poème est en train de s’écrire
il est interdit de parler au poème
do not disturb
non ce n’est pas de l’anglais
le poème est écrit en français
le clavier est fabriqué en Allemagne
made in germany
c’est un clavier adler
mais le poème est français
cela se reconnaît
à la façon dont le poème est assis
le poème n’est pas assis sur le monde
le poème est assis dans son fauteuil
on voit le fauteuil
on voit un coin de monde
mais on voit aussi le fauteuil
on voit surtout le fauteuil
c’est un « cadot » picard
c’est un « cadot » traditionnel en paille tressée
c’est un « cadot » paysan
il n’y a plus de paysan
ceux qui restent préfèrent le formica
les statistiques sont formelles
les paysans d’aujourd’hui préfèrent le formica
une statistique n’est pas un poème
le poème est une fausse statistique
les statistiques sont une salle d’attente
les statistiques attendent qu’on les appelle
si personne ne les appelait les statistiques ne bougeraient pas
les statistiques ont besoin d’un docteur
attention le poème va se lever
les statistiques se soignent
attention le poème se lève
ne restez pas dans ses jambes
le poème est sorti
le poème laisse son fauteuil vide
à la place du poème on voit ce qu’il voyait
on voit des fleurs de trèfle blanches
on voit un toit de tuiles rouges
on voit un carré de ciel gris
on voit le monde
tout à coup on voit passer le poème
on le voit passer de sa place
de la place où il s’assied
il ne nous voit pas
il ne voit pas qu’on est assis à sa place
il ne voit pas qu’on le voit
le poème est dehors
le poème est derrière la vitre
on ne sait pas ce qu’il voit
on le saura à son retour
le poème revient
le poème ne s’éloigne pas
on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti
définitivement
pour toujours
cela ferait un vide
le poème est domestique
le poème est sauvagement domestique
il ne tient pas en place
il tourne sur place
il tourne sur lui-même
attention le poème va rentrer
le poème rentre
il a l’air d’un poème qui a pris l’air
il est inspiré
il plie les genoux
il se carre dans son cadot
la paille crisse
il pose les doigts sur le clavier
on entend la musique des touches
c’est un ravissement
je ne connais rien de plus beau que la musique des touches
écoutez

Jacques Darras


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