Jeunes idoles en uniforme

Publié le 14 août 2014 par Albrecht


Nous reprenons ici pour partie l’analyse  très détaillée de François Thoraval, qui voit dans ce tableau « l’une des plus brillantes peintures d’histoire de la deuxième moitié  du XIXe siècle, trop longtemps reléguée au rang de vignette illustrée pour manuels d’après-guerre ». [1]

Le souper de Beaucaire

Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1869-1894,

Château de Malmaison, Rueil-Malmaison

Bonaparte à Beaucaire

Fin juillet 1793, le capitaine d’artillerie Bonaparte fait halte à Beaucaire. Voici les premières lignes de son récit, rédigé quelques jours plus tard et intitulé Le souper de Beaucaire  :

«Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le hasard me fit avoir pour convives à souper deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier. »

La discussion porte sur l’insurrection fédéraliste qui fait alors rage en Provence, avec laquelle   les deux Marseillais sympathisent ; et sur la réaction  militaire des Jacobins, que soutiennent le Nîmois, le Montpelliérain, et Bonaparte,  se posant ainsi en défenseur de l’Unité nationale et de la Révolution.

Les quatre convives


Peut-être faut-il reconnaître les deux Marseillais dans les deux personnages les plus en retrait, à gauche, le bec cloué par la rhétorique bonapartienne, mais n’en pensant pas moins ; et dans les deux personnages de droite, bouche bée, les deux convaincus. Mais ce ne sont que des nuances au sein d’une scène consensuelle, où les quatre Français, fraternisant à un bout de la table,  contemplent  médusés,  à l’autre bout, la naissance d’un Chef.

Après le souper

Tandis le texte de Bonaparte relate une  polémique violente, le tableau gomme les oppositions et montre le moment d’apaisement après la bataille verbale, où l’on conclut que la guerre civile sera probablement évitée :

« Cet heureux pronostic nous remit en humeur, le Marseillais nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne qui dissipèrent  entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeuner du lendemain, ou le Marseillais avait encore bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes à lui apprendre ».


Deux bouteilles vides sont retournées  dans le panier, une troisième, bien entamée, attend sur la table. Bonaparte, tout à son discours, a à peine touché son verre.



En se levant, il a jeté sa serviette sur la nappe, tandis que les autres convives l’ont gardée sur les genoux :  manière de distinguer l’homme d’action et ceux qui se soucient surtout de protection. Comme le souligne également la main vide du marchand, à gauche, contrastant avec  la main posée sur l’épée.  Et tandis que le commerçant, de la sinistre, caresse vaguement sa serviette, la dextre du futur conquérant frappe de l’index la nappe encore blanche, en préfiguration des futures batailles.

L’hôtesse


Quant à l’hôtesse, elle fait la vaisselle, tout en jetant son regard à la fois émerveillé et inquiet de vieille femme, sur ce si jeune et si brillant capitaine.

Le chat


Le chat, posé entre soufflet et écumoire – deux ustensiles de chasse et de capture -  est le seul à échapper à l’attraction de la bête de scène : il contemple le feu, prédateur maximal dans lequel toute autre prédation finit  par s’abolir.

La composition


Comme dans un décor de théâtre, chacune des quatre ouvertures renvoie à l’un des personnages :

  • la trappe de la cave s’ouvre sous les pieds de l‘hôtesse, qui  en a remonté les bouteilles ;
  • l’âtre s’ouvre devant le chat ;
  • la niche, qui abrite probablement l’évier, s’ouvre derrière les quatre convives ;
  • et la seule véritable ouverture, la porte,  est sous le contrôle du jeune capitaine.

Cette composition bien harmonisée (Terre, Feu, Eau Air)  libère  un vaste espace central, dans lequel  le jeu entre les mains et les verres (flèches vertes) met en valeur la blancheur de la nappe, tandis que le jeu des regards (flèches  bleues) dilate le vaste pan de mur qui surplombe les protagonistes.

Le mur vide et les étagères


Cette solution de continuité, entre les deux étagères, appelle l’interprétation. Voici celle de François Thoraval :

« Pour l’observateur, ce grand mur déjà sous les feux de l’éclairage, c’est naturellement cette page d’histoire qu’il reste à écrire à un jeune capitaine qui, en ce mois de juillet 1793 doit encore  en découdre avec les fédéralistes du sud-est. Mais la partie supérieure nous permet de relever trois éléments qui, se succédant de gauche à droite, établissent un jeu de construction : d’abord un simple trou destiné au tasseau, puis le tasseau lui-même, enfin l’étagère sur laquelle s’empile  la vaisselle en étain. …l’élaboration progressive de l’étagère renvoie non seulement  aux étapes d’une carrière politique et militaire hors du commun (la campagne d’Italie, le coup d’état du 18 brumaire, l’Empire) mais aussi à la réalisation de son œuvre d’administrateur (du franc-germinal  au Code civil, les fameuses masses de granite) .

Cette lecture ascendante nous est confirmée par l’attitude du bourgeois en veste jaune (sans doute le Nîmois). A la différence des autres convives qui semblent participer davantage à l’échange, celui-ci, la bouche entrouverte par l’étonnement, lève  la tête comme pour découvrir au dessus de la figure de Bonaparte l’accomplissement d’une destinée. » [1]

L’idée d’une étagère en construction est brillante, mais n’épuise pas la question : en effet le trou vide et le tasseau ne sont pas exactement  dans le prolongement de l’étagère. De plus, si celle-ci est la métaphore d’une organisation, d’un régime, à quoi correspond l’opposition bien marquée entre les ustensiles en cuivre, côté commerce, et les ustensiles en étain, côté guerre ?

Le tasseau et son ombre

L’ombre du tasseau, parallèle à l’avant-bras de Bonaparte, renforce la correspondance visuelle entre le bout de bois unique, planté dans la zone vierge du mur et, juste en dessous, l’index pointant la nappe.



La flamme de la bougie, masquée par le jabot du personnage de profil, produit trois ombres exactes (en vert) : celle de la chaise et de la tête du personnage à rouflaquettes, celle de l’épaule de Bonaparte.

En revanche,  la position de la bougie, à peu près au niveau du tasseau, devrait produire une ombre verticale (en rouge) : c’est donc sans doute intentionnellement que Lecomte du Nouÿ a faussé celle-ci, pour accentuer l’analogie entre  l’index et le tasseau, entre la nappe et le mur, entre la carte et le territoire.

Les deux étagères

Qu’en conclure ? De même que l’index impérieux du jeune Bonaparte, en se fichant sur la nappe, opère la fusion fraternelle entre les convives, de même le tasseau, qui préfigure  le futur corps de l’Empereur sur le champ de bataille, voit converger vers lui l’étagère des cuivres et l’étagère des étains :

ces deux métaux dont, justement, on fait le bronze des canons.

La troisième étagère

La troisième étagère, portant des assiettes de terre menacées par l’ombre d’un clou et bénies par un rameau de buis, pourrait quant à elle représenter celles qui ne prennent pas part à la bataille, mais qui en paient les pots cassés : les femmes, ici incarnées dans la figure maternelle de l’hôtesse essuyant avec précaution ses porcelaines.

Une référence évidente

Il existe un autre tableau où une femme, à l’écart, veille à l’entretien du foyer tandis que deux hommes, l’un de profil et l’autre de face, éclairés par une flamme invisible, reconnaissent l’apparition du Sacré (voir De l’agneau pour souper>

Les pèlerins d’Emmaüs

Rembrandt, vers 1628

Musée Jacquemart-André, Paris

Ce parti-pris de sacralisation de Bonaparte peut expliquer la longue gestation de l’oeuvre entre 1869, fin d’un second empire en déliquescence, et  1894, où la IIIème République consolidée  pouvait apprécier pleinement cette assomption de la cohésion nationale.

Autre oeuvre à gestation longue (près de quarante ans !), cette nouvelle illustration de texte vient éclairer Le souper de Beaucaire d’une lueur inattendue.

Mademoiselle de Maupin

Lecomte du Nouÿ , 1866 à 1902 , Collection privée

Exposé avec la mention :

« J’ai quitté pour vous mes habits d’homme, je les reprendrai demain matin pour tous.

Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit ».

La référence littéraire

Le tableau illustre la scène de la révélation, dans le roman très ambigu de Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, qui conte les aventures d’une jeune fille travestie en homme.

Lors d’une représentation de « Comme il vous plaira »,  le jeune Théodore s’est costumé en  Rosalinde. Cette représentation éveille les soupçons et le désir du chevalier d’Albert, qui lui a écrit une « épître amoureuse ».

Sans réponse depuis quinze jours ,  il se morfond, songe au suicide, puis  « …finit par s’arrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux… à écrire une seconde lettre. Ô sextuple butor ! Il en était là de sa méditation, lorsqu’il sentit se poser sur son épaule – une main – pareille à une petite colombe qui descend sur un palmier … C’était bien Rosalinde, si belle et si radieuse qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, – qui, hélas ! ne tendent trop souvent qu’à se réconcilier.

Une gorge entièrement nue, blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage très échancré, et semblait porter des défis aux baisers. – C’était une vue fort rassurante ; aussi d’Albert se rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions les plus échevelées. »  Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier, chapitre 16

Les deux lettres


Le tableau nous montre l’instant de ravissement où d’Albert lève sa plume, abandonnant  sur la table la  seconde lettre désormais inutile. La première lettre,  ramenée par sa destinataire, est tombée par sur le sol – où l’on comprend que la robe ne tardera pas à la rejoindre.

Ainsi la première révélation, toute abstraite, de la féminité du jeune Théodore se retrouve comme un cartouche au pied de sa seconde et bien concrète incarnation.

Entre le plan horizontal et le plan vertical se joue en somme la même dialectique qu’entre la nappe et le mur du Souper de Baucaire :

  • les deux lettres d’amour appellent l’arrivée en chair et en os de l’être aimé et, tout comme la carte prélude à la bataille, le papier griffonné anticipe la chair bientôt griffée.  

La normalité rétablie

Nous sommes au moment précis où la transgression initiale de Madeleine de Maupin – s’habiller en homme – se trouve inversée par une transgression tout aussi bénigne : se déshabiller en femme.

Cependant, cet heureux  retour à la normalité n’épuise pas les côtés troubles du texte de Gautier. Ecoutons les affres de d’Albert au début de son inclination pour Théodore :

« Quel malheur… quelle passion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi !… C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y conçois rien… je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur de moi-même… Enfin, à travers toutes les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio, j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… J’aime un homme ! » Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier, chapitre 8

Le chapitre 9 est tout entier empreint de la nostalgie de « ces amours étranges dont sont pleines les élégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir. » « Je suis un homme des temps homériques », poursuit d’Albert, des temps où « il n’y a presque pas de différence entre Pâris et Hélène. Aussi l’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l’antiquité idolâtre. »

La vérité partiellement dépouillée de ses voiles par la pinceau de Lecomte du Nouÿ est-elle aussi orthodoxe qu’il le semble ? La robe partiellement enlevée ne cache-t-elle pas une transformation partiellement accomplie ?

Par son effet de nocturne, le tableau rend compte de la réalité double de Théodore/Rosalinde qu’expose le texte officiel :  « Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit« .

Par son effet de robe, il rend évidente la dualité plus trouble que le texte de Gautier  ne dit pas : « Songez que je ne suis Rosalinde que du haut« .

Le chapeau et l’épée

Le chapeau de mousquetaire et l’épée, posés sur le tabouret du premier plan, peuvent passer pour des accessoires d’époque. Mais leur position  aux pieds de la divine apparition leur donne valeur de tribut, tribut de  cette virilité que d’Albert, au plus fort de ses  émois, semblait prêt à abandonner : « je doute si je suis un homme ou une femme ».

Déchapeauté et désarmé, l’homme en robe, au col de dentelle et aux cheveux longs, dont le profil laisse deviner à peine une demi-moustache, se trouve en position d’égalité pour accueillir   Mademoiselle de Maupin, ce  » cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache ».

Le vase à fleur


Avec  un  humour certain, Lecomte a posé sur le bureau un récipient en verre dont les deux anses rondes et le ventre bombé sont en affinité avec l’anatomie qui nous est dévoilée :

tel le génie hors de la lampe, Mademoiselle de Maupin semble l’expansion sexuée du vase à fleur.

Le paravent

Des rais lumineux tombent des vitraux dans la pièce grande comme une chapelle : mais Lecomte nous confirme que l’apparition n’a rien de céleste, en la plaçant en deçà du paravent : là  où la lumière de la bougie, cachée par le jabot de d’Albert,  réunit les deux amants dans la même intimité.

La flamme cachée


Ce procédé de la flamme cachée nous fait soupçonner que, dans le Souper de Beaucaire, la source unique qui réunit les convives et Bonaparte pourrait figurer un peu plus que la seule luminosité du discours,   et atteindre la qualité d’une sorte de lien amoureux.

Le regard vers le ciel


Dans les deux cas, l’apparition en regarde pas ses adorateurs : elle porte son regard vers le Haut, dont elle procède. De la senestre, elle tient l’emblème de son pouvoir : l’épée ou la robe. De la dextre, elle fait contact avec la Terre.

Bonaparte en cheveux long, la poitrine sanglée dans son habit-veste d’artilleur, tout autant  que Mademoiselle de Maupin dépoitraillée, semblent constituer, dans l’imaginaire de Lecomte, deux pendants de cette figure mythique de  Rosalinde   qui, comme nous l’explique Theophile Gautier « est presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elle est en femme »

Références : [1] François Thoraval http://delapeinture.com/2009/06/12/le-souper-de-beaucaire-de-jean-antoine-lecomte-du-nouy/ [2] From Homer to the Harem. The art of Jean Lecomte du Nouÿ (1842-1923)
R.M.H. Diederen, 2004, Thèse, Faculty of Humanities, Amsterdam http://dare.uva.nl/record/187751