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Ils ont eu le courage de dire "non": Les salariés de l’usine horlogère Lip de Besançon (1973-1974)

Publié le 22 août 2014 par Lepinematthieu @MatthieuLepine

   Au cours de la première moitié du XXe siècle, les conflits sociaux se déclenchent essentiellement en raison de la volonté des ouvriers d’améliorer leurs conditions de travail (salaires, temps de travail…). Cependant, à partir des années 60-70, l’accentuation de la mondialisation des échanges provoque de profonds changements, notamment au sein du secteur industriel. Des motifs de grève d’un genre nouveau émergent alors. Les travailleurs sont dorénavant contraints de se mobiliser pour la sauvegarde leurs emplois et le maintien de leurs usines. Nous avons déjà eu l’opportunité de découvrir ce type de mobilisation à travers la retentissante grève des mineurs de Decazeville (1961-1962). Le mouvement des salariés de l’usine horlogère Lip de Besançon est l’une des autres luttes emblématiques de l’époque. Refusant la suppression de certaines activités du site et donc le sacrifice d’une partie de ses employés, les ouvrières et ouvriers doubistes ont eu le courage de tenir tête pendant près d’un an aux actionnaires de l’entreprise. A cette occasion, ils ont expérimenté l’une des premières forme d’autogestion, ce qui a grandement participé à médiatiser et populariser leur mouvement. Retour sur la remarquable lutte des Lip.

Ils ont dit "non" aux licenciements et au démantèlement de leur usine

   L’usine Lip de Besançon est en 1973 la principale manufacture horlogère de France. Composé de 1300 ouvriers, majoritairement des femmes, le site produit à l’époque près 500 000 montres par an. Cependant, depuis la fin des années 60, l’entreprise connait des difficultés financières importantes en raison notamment de la concurrence étrangère (américaine, japonaise…).

C’est ce qui pousse son fondateur et directeur général, Fred Lipmann, à vendre une partie de ses actions en janvier 1967. Le groupe suisse Ebauches SA entre ainsi dans le capital de l’entreprise. Devenu actionnaire majoritaire trois ans plus tard, celui-ci décide alors d’entreprendre une restructuration profonde du site de Besançon.

En effet, l’usine doubiste est à l’époque composée de différents départements: horlogerie, armement, machine-outil… Le souhait de la société suisse est de ne conserver que le partie montage horlogerie. Un choix qui entrainerait pourtant automatiquement le licenciement de plusieurs centaines d’ouvriers.

Le 17 avril 1973, suite à la démission du président directeur général (1), l’entreprise dépose le bilan. Deux administrateurs provisoires sont alors nommés par le Tribunal de commerce. Cependant, ceux-ci se rangent très rapidement derrière les choix des actionnaires: "Tout peut arriver nous ne garantissons ni l’emploi, ni le maintien de l’intégrité de l’entreprise. Sacrifier du personnel sera nécessaire" (2).

Pour les salariés, c’est le coup de massue. Ceux-ci ne résignent pourtant pas. Ils refusent d’être sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et de subir les conséquences de la mauvaise gestion de l’entreprise. Persuadés que Lip à un avenir, ils s’engagent alors dans le plus important conflit social que la France ait à l’époque connu depuis mai 68.

La baisse des cadences comme moyen de pression

   Réunis en assemblée générale (AG), les Lip (3) entament leur lutte dès le 20 avril 1973. Persuadés que celle-ci sera âpre et longue, ils repoussent dans un premier temps la possibilité d’entamer une grève générale. L’idée de perdre l’intégralité de leur salaire dès l’entame du mouvement effraie en effet l’écrasante majorité d’entre eux.

Après mûre réflexion, c’est une autre forme d’action qui est finalement retenue: la baisse des cadences. Cependant, les ouvriers répétant mécaniquement les mêmes gestes depuis des années, il leur est difficile de réduire le rythme. Ainsi, ils décident d’instaurer des pauses régulières de plusieurs heures afin de faire pression sur Ebauches SA.

Lors de cette même AG du 20 avril, la décision est prise de créer un comité d’action. Son ambition, faire participer le plus grand nombre des travailleurs à la lutte. "Le comité d’action n’était ni un mouvement, ni un syndicat, ni vraiment un groupe défini, mais bien davantage un "style" (…). Beaucoup des actions des Lip ont été "pensées" par le comité d’action, en symbiose parfaite avec la section CFDT, et avec la participation du plus grand nombre de travailleurs, même si cela n’a pas toujours baigné dans l’huile"(4).

En effet, la présence des syndicats (CFDT et CGT) est particulièrement importante chez Lip. Si depuis des années, des AG se tiennent tous les 3 mois au sein de l’usine, jeunes, femmes et non syndiqués ont cependant énormément de mal à y trouver leur place et à s’y investir (5). La mise en place du comité d’action, structure nouvelle où chacun est sur un pied d’égalité, va alors permettre de pallier à cela.

Malgré la pression de la direction, les Lip accentuent rapidement leur mobilisation. Au sein de l’usine, ils s’approprient les lieux en recouvrant les murs d’affiches, de dessins ou encore de banderoles aux slogans évocateurs ("Ton patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui", "Notre potion magique, l’unité"…).

Afin de perdurer, la lutte doit cependant être popularisée. Ainsi, tractages, arpentages, collages et manifestations sont régulièrement organisés dans les rues de Besançon et dans le reste de la région. Le 18 mai, une partie des grévistes se rend par ailleurs à Neuchâtel afin de se rassembler devant le siège d’Ebauches SA. Quelques jours plus tard, ce sont près de 500 Lip qui manifestent sur Paris et rencontrent des membres du gouvernement.

Occupation de l’usine et constitution d’un "trésor de guerre"

   La direction de l’entreprise ne se laisse cependant pas impressionnée. Bien au contraire, le 12 juin, lors d’un comité d’entreprise extraordinaire, elle annonce le démantèlement de l’usine et l’arrêt du versement des salaires. Face à ces décisions iniques, les grévistes alors présents sur le site font exploser leur colère. Les deux administrateurs provisoires ainsi que le directeur du personnel sont séquestrés.

Cherchant à connaitre des précisions sur le plan social à venir, les ouvriers décident de fouiller les bureaux de la direction mais aussi le contenu de la sacoche d’un de leurs interlocuteurs. C’est ainsi qu’ils découvrent un document comportant l’inscription suivante: "480 à larguer". C’est désormais officiel, près de 500 salariés sont menacés de licenciement. Quant aux autres, ils doivent s’attendre à un gel de leurs salaires.

Tandis que pour les Lip le couperet tombe, les CRS entourent l’usine et décident d’en forcer les portes. Les choses dégénèrent alors sur place. Afin de mettre fin à la violente répression qui s’abat, l’un des grévistes décide de relâcher les otages. Les forces de l’ordre se retirent. Les Lip sont dorénavant seuls au sein de l’usine.

Une nouvelle page de leur lutte s’écrit alors. Pour ces ouvrières et ouvriers qui se sont toujours donnés à 100% pour leur entreprise, il est impossible de se résigner, de baisser les bras, d’abandonner. Ils décident donc d’occuper les locaux (6). Cependant, cela ne peut suffire pour réellement peser dans le rapport de force. C’est alors que l’un d’entre eux propose de "prendre en otage" les stocks de montres présents sur place.

Malgré l’appréhension et les doutes face à une telle situation, les Lip décident d’entrer dans l’illégalité. Près de 60 000 montres, d’une valeur totale de près de 500 millions de francs, franchissent alors les portes de l’usine et sont disséminées dans des cachettes secrètes aux quatre coins de la région. Avec la constitution de ce véritable "trésor de guerre", cette lutte locale devient une affaire nationale. Les médias affluent sur place. Le coup de force est une réussite.

La solution de l’autogestion

   Quelques jours plus tard, une première grande manifestation réunie près de 12 000 personnes dans les rues de Besançon. L’opinion publique se range très clairement du coté des grévistes. Cependant, la question des salaires vient de nouveau se poser. S’ils ne veulent pas que leur mouvement s’essouffle, les Lip doivent rapidement trouver une solution.

Une fois de plus, c’est une idée peu commune qui émerge de la réflexion collective: la reprise de la production et l’autogestion. Le slogan "C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie!" devient alors le symbole de la lutte bisontine. En quelques semaines, c’est l’équivalent de 6 mois d’activité qui est produit.

La population vient en masse pour se procurer une montre Lip. Des points de vente sauvage s’organisent par ailleurs dans toute la région ainsi que sur le littoral méditerranée où les touristes affluent en cet été 1973. L’accueil est particulièrement chaleureux et les ventes explosent. Le chiffre d’affaire en fait de même. La reprise du travail est une victoire.

Les grévistes bénéficient en effet d’un soutien populaire important. Des lettres de soutien et des dons arrivent de toute la France mais aussi de l’étranger. Par solidarité, certains comités d’entreprise d’usines de la région proposent même d’ouvrir leurs centres de vacances aux enfants des ouvriers en lutte. Sur le plan politique, les doubistes reçoivent le soutien des principaux partis de gauche de l’époque (PSU, PC, PS).

L’usine devient un véritable lieu de rencontre et de réflexion. Occupée nuit et jour, elle ouvre ses portes à qui veut. Ainsi, il n’est pas rare de voir sur place des personnes venir soutenir les grévistes. Certains restent le temps d’un repas, d’autres parfois plusieurs jours. Ceux qui ne peuvent se déplacer suivent l’évolution de la lutte grâce au journal produit par les grévistes: "Lip unité."

Afin d’organiser la gestion des stocks et la vente des marchandises, des commissions thématiques sont mises en place: entretien, commercialisation, popularisation, animation… Il s’agit alors de poursuivre l’objectif principal du comité d’action, faire participer un maximum de grévistes à la lutte, afin que celle-ci ne soit pas uniquement le fait de quelques militants aguerris. Un choix qui n’empêche cependant pas que des leaders historiques comme Charles Piaget ou Rolland Vittot portent en parallèle le mouvement et mènent les négociations.

La force de la détermination

   Début août, le gouvernement présente par l’intermédiaire de son Ministre du développement industriel, Jean Charbonnel, un plan de sauvetage. Cependant, celui-ci ne fait que reprendre les préconisation d’Ebauches SA et maintient le licenciement de près de 200 ouvriers. C’est donc logiquement qu’il est rejeté par les grévistes. Les négociations se poursuivent cependant puisqu’un médiateur, Henri Giraud, est nommé par la même occasion.

La force et la détermination des salariés sont d’autant plus grandes que la première "paie sauvage", fruit de leur labeur, est distribuée le lendemain. Des ouvriers qui se paient eux-mêmes, voilà une image peu banale qui va grandement participer à populariser la lutte des Lip.

Cependant, un nouveau rebondissement survient quelques jours plus tard. En effet, le 15 aout, les CRS envahissent l’usine et mettent fin à l’occupation du site. Spontanément, des manifestations de soutien ainsi que des grèves ont lieu à Besançon et dans le reste de la France. Un rassemblement est notamment organisé devant le fort de Brégançon où se trouve le couple présidentiel (7).

Les Lip n’ont plus d’usine, mais ne s’avouent pas vaincus. Une fois de plus, ils innovent et font de Besançon leur terrain de lutte. Le cinéma accueil dorénavant les AG, le fort de Bregille la cantine, un gymnase est lui transformé en atelier de montage. Un nouveau slogan émerge alors: "L’usine est là où se trouve les travailleurs !".

En effet, les grévistes ne s’avouent pas vaincus. Le 29 septembre, le journal Libération organise une grande manifestation dans les rue de Besançon. Malgré la pluie, ils seront ce jour-là près de 100 000 à battre la pavé. Une véritable démonstration de force qui vient renforcer la détermination des Lip. La stratégie gouvernementale de répression du mouvement est elle un échec.

Des divisions syndicales émergent cependant. Tandis que la CFDT se prononce pour la continuation de la grève, la CGT appelle elle à la reprise du travail. L’AG étant souveraine, un vote est organisé le 15 octobre. Le résultat est cependant sans appel, l’écrasante majorité des ouvrières et des ouvriers se prononce pour la poursuite de la lutte. Une décision qui rend furieux le premier ministre de l’époque, Pierre Messmer qui lance alors à propos de l’usine bisontine: "Lip, c’est fini!".

Et pourtant, le mouvement se poursuit bien. Les grévistes continuent de se mobiliser et sillonnent la France afin de faire part de leur expérience d’autogestion et de populariser davantage leur lutte. Des actions sont par ailleurs organisées sur tout le territoire afin de garder l’attention des médias.

Une victoire éphémère

   En janvier 1974, l’avenir de Lip s’éclaircie. Claude Neuschwander, publicitaire membre de PSU et de la CFDT, est chargé par le gouvernement de redresser l’entreprise. Lors des négociations, qui ont lieu avec les syndicats à Dôle, celui-ci annonce son intention de réembaucher l’ensemble des salariés (8). Cependant, leur réintégration se fera au fur et à mesure.

Cette proposition est accueillie favorablement par les ouvriers qui votent alors en faveur de la reprise à l’écrasante majorité. Ainsi, en conformité avec le vote de la base, la délégation des Lip signe le 29 janvier les accords de Dôle. Le secteur horlogerie de l’entreprise est ainsi repris par la Compagnie européenne d’horlogerie dirigée par Claude Neuschwander. Le lendemain, les grévistes remettent leur "trésor de guerre": 7 tonnes de documents, 15 à 20 000 montres (9) et 2 millions de francs.

Après 329 jours de lutte, une centaine d’ouvriers reprennent donc le chemin de l’usine dès le mois de mars. A l’été 1974, ils sont près de 500. Ceux qui ne sont pas encore réembauchés obtiennent dans l’attente des stages de formation. Mi-décembre, les derniers Lip reçoivent leur lettre de réembauche. Après des mois de lutte, de prise de risques, de sacrifices, ils reprennent finalement tous le travail le 31 mars 1975.

Sans jamais sombrer dans la violence, ils sont parvenus à faire aboutir leurs revendications malgré les provocations de l’Etat et du patronat. Par les modes d’actions peu communs qu’ils ont su mettre en place (autogestion, occupation…), leur volonté de faire vivre la démocratie (comité d’action…), leur solidarité et leur courage sans failles, les Lip ont marqué de leur empreinte les années 70.

Cependant, il est à l’époque nécessaire pour le patronat que l’aventure des Lip, celle d’ouvriers qui sont parvenus à prendre le pouvoir sur leur outil de travail, ne devienne pas un exemple. Ainsi, il décide de s’attaquer à l’entreprise dirigée par Claude Neuschwander. Au cours des mois qui suivent la reprise de son activité, celle-ci voit tour à tour plusieurs de ses fournisseurs et clients annuler leurs commandes.

Alliés objectifs du patronat, les banques refusent par ailleurs de venir en aide à la société. Quant à la justice elle impose finalement, malgré le contenu des accords de Dôle, le remboursement des anciennes dettes de Lip. En quelques mois, l’alliance des forces de l’argent parvient à faire couler l’entreprise. Le 8 février 1976, Claude Neuschwander est contraint de démissionner. Les salariés reprennent quant à eux le chemin de la lutte.

(1) Fred Lip quitte la direction de l’entreprise en 1971.

(2) Galandon Laurent et Vidal Damien, Lip des héros ordinaires, Dargaud, 2014.

(3) Nom donné aux salariés de l’entreprise bisontine.

(4) Jean Raguenès, prêtre-ouvrier et animateur du comité d’action : http://2doc.net/zo28k

(5) Le combat des Lip va notamment permettre à certaines figures féminines du mouvement de prendre responsabilité. Fatima Demougeot, très investie dans la lutte, sera par exemple élue en 4e position sur la liste CFDT en 1974.

(6) L’usine est occupée jour et nuit afin de pouvoir prévenir une éventuelle arrivée des CRS.

(7) C’est Georges Pompidou qui est à l’époque président (1969-1974).

(8) Au cours des nombreux mois de lutte, certains ouvriers ont pris la décision de quitter Lip afin de trouver un nouvel emploi. Le plan présenté par Neuschwander prévoit ainsi la réembauche de 850 personnes.

(9) 40 000 montres ont donc été vendues par les Lip tout au cours de leur lutte.

Principales sources:

- Rouaud Christian, Les Lip, l’imagination au pouvoir, 2007.

- Galandon Laurent et Vidal Damien, Lip des héros ordinaires, Dargaud, 2014.

- Maire Edmond et Piaget Charles, Lip 73, Seuil, 1973.


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