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Albert Robida, Le Vingtième Siècle. La Vie électrique, Paris, 1890, texte et dessins de l'auteur, La Librairie Illustrée, 264 p.avec gravures, disponible gratuitement sur le site de la BnF Gallica
Roman de science-fiction, qui décrit la vie en 1955 telle qu'on l'imaginait en 1890. A la fin du XIXème siècle, la technologie qui change le monde est l'électricité. On lui attribue de futures prouesses technologiques dans les domaines des communications, des armes, des transports, de la culture, de la médecine... Plus optimiste, la célébration de la "fée électricité" sera reprise plus tard (tableau de Raoul Dufy, 1937, "Texte sur l'électricité" de Francis Ponge, 1954).
Le héros du livre est un ingénieur. A sa sortie de l'école, il a levé beaucoup d'argent grâce à une "émission d'actions pour la mise en exploitation de 10 années d'idées" (ses idées). C'est sa vie, consacrée à l'électricité, et celle de ses proches qui constituent la trame du roman.
«L'Électricité, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide courant à travers les valves de la Terre, errant dans les espaces en fulgurants zigzags, rayant les immensités dé l'éther, l'Electricité a été saisie, enchaînée et domptée » déclare l'auteur.
Discours prophétique et promotionnel que l'on entendra, plus tard, à propos de l'électronique, du Web, des données massives (Big data)... Aristote déjà envisageait le remplacement de la main d'œuvre humaine par des machines (Politique, Livre 1, IV3 : "si les navettes tissaient toutes seules et les plectres jouaient de la cithare") ; Descartes voyaient les hommes se faisant "maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode). La science-fiction ressasse ces intuitions.
Suppression des distances et présence virtuelle. « L'Électricité porte instantanément la voix d'un bout du monde à l'autre, elle supprime les limites de la vision". Le téléphonoscope (le "télé"), on dirait Skype, est partout ; il y des cours par téléphonoscope, on peut consulter les catalogue (télé-achat), les théâtres proposent des abonnements téléphonoscopiques, il y a des "photo-peintres". Il y a des "plaques" (écrans) partout.
Stockage et distribution du savoir et de l'information. La phonoclichothèque d'audio-livres ("phono-livres") réunit des éditions des grands auteurs, un dictionnaire mécano-phonographique, des manuels scolaires (y compris pour préparer le bac)... Les salles de spectacle vivant se vident puisque le spectacle vient à domicile, commercialisé sous forme de musique mécanisée : "on reçoit par les fils sa provision musicale", enregistrée (phonogrammes), "musicophone de chevet".
Le journal a placé devant son siège un grand téléphonoscope, vaste écran où il montre "l'événement à sensation" du jour ; il y a des Télés dans les magasins (DOOH). Les machines dicutent entre elles, les voix se répondant et argumentant comme si l'on avait passé le test de Turing. C'est le début de la domotique, de l'automation (taxis, "aérocabs"), de la commande vocale("phono-calendrier") Le Téléjournal apporte les nouvelles à domicile ("Gazette phonographique du soir et du matin"). A rapprocher de "La Journée d'un journaliste américain en 2889", nouvelle publiée par Jules Verne en 1889, exactement contemporaine de "La Vie électrique" et qui est sans doute inspirée des ouvrages d'Albert Robida.
L'auteur décrit les changements sociaux qui accompagnent cette rupture technologique. Le principal concerne l'égalité des femmes et des hommes, "progrès immense", obtenu grâce à l'éducation ; des femmes participent à tous les pouvoirs, scientifiques, techniques, politiques, financiers...
Deuxième dimension du changement : la santé obligatoire grâce au "grand Médicament national" géré par un ministère de la santé publique.
D'où une troisième innovation sociale, les vacances. A cette fin, une région, la Bretagne, a été épargnée par le progrès technique : le Parc national d'Armorique est devenu un musée naturel de la vie d'autrefois, rurale et simple, avec la poste et le facteur, les fêtes et "la douceur du village", l'agiculture artisanale... Le présent (1890) apparaîtra dans l'avenir (1955) comme un paradis perdu où viennent se requinquer les "énervés" et les surmenés, "citadins lamentables"...
Tout n'est pas formidable dans cette utopie avec ses "serfs des enfers industriels rivés aux plus dures besognes", avec les villes privées d'arbres, polluées, embrouillées de fils électriques ; la cuisine familiale remplacée par une alimentation livrée à domicile par tubes et tuyaux, "les ignorants contraints d'évoluer dans une civilisation extrêmement compliquée, qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont perpétuellement de la stupéfaction à la frayeur" (p. 35). Déjà, l'on voit poindre la crainte de la surveillance, les menaces sur la vie privée, la difficulté de gérer le temps, le stress, la fatigue chronique...
Toujours de lecture agréable, ce roman du XIXème siècle illustre souvent avec finesse et humour les risques que fait courir aux sociétés le progrès scientifique et technique. Ainsi, le lieu idyllique des vacances, remède à la civilisation électrique, "le Parc national d'Armorique barré à l'industrie est interdit aux innovations de la science" ; le progrès mal encadré ravive une nostalgie rousseauiste (Premier discours). La société française du XXIème siècle n'est pas à l'abri de cette nostalgie...