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Des journalistes qui dérangent

Publié le 22 mai 2008 par Raymond Viger

Des journalistes qui dérangent
Pascal Lapointe - Agence Science-Presse

Aucun journaliste. C’est la politique officielle d’Al Gore dans sa conférence qu’il donnait vendredi soir à Montréal. Mais pas seulement à Montréal. L’ex-vice-président et Prix Nobel de la paix semble en avoir fait une politique officielle dans toutes ses conférences: pas de journalistes dans la salle.

Du moins, les conférences multimédias, comme celle que le film Une vérité qui dérange a rendue célèbre. Un tel interdit est courant dans les rencontres à huis clos, mais étonne d’une conférence de vulgarisation dont le but premier est, par définition, de diffuser au plus grand nombre.

Des journalistes s’en sont indignés, mais pas autant qu’on pourrait le croire, considérant le très grand nombre de villes traversées par Al Gore et son «diaporama». Le mois dernier, les journalistes spécialisés en nouvelles technologies Declan McCullagh, de News.com, et Kim Zetter, de Wired, se sont élevés contre cet interdit, en prévision d’une conférence qui doit avoir lieu à San Francisco le 11 avril — une semaine après celle de Montréal. Kim Zetter raconte avoir été rabrouée, il y a deux ans, pour avoir osé violer le même interdit.

Un blogueur américain a signalé le problème au Dakota du Sud en janvier 2007, un Britannique a rapporté le mois suivant avoir été «expulsé» après les cinq premières minutes — seul fragment que les journalistes sont autorisés à écouter. «Tout ce que j’ai vu, c’est la phrase routinière “Mon nom est Al Gore et j’ai été le prochain président des États-Unis.”»

En avril 2007, à quelques jours d’un congrès à San Jose (Californie), le journaliste d’un magazine spécialisé en produits électroniques pose tant de questions sur cet interdit «bizarre» qu’une relationniste finit par lui dire que «l’interdit ne s’applique plus aux scribes de la presse spécialisée». Et le lendemain, il ne s’appliquait plus du tout aux journalistes!

Le contrat-type d’Al Gore
La clause «pas de journalistes» existe: elle semble faire partie du contrat type que l’équipe d’Al Gore fait signer à chaque organisme ou institution. Bien qu’une clause de confidentialité y soit aussi attachée, en juillet 2007, l’Université de Californie à San Diego a été contrainte de rendre public ce contrat, en vertu de la loi d’accès à l’information californienne. Le cachet, pour une présentation multimédia de 75 minutes, y était de 100 000$, plus dépenses de déplacement, d’hôtel et de sécurité.

Très peu de journaux ont passé outre l’interdit de publication. Une des exceptions, en mai 2007: le San Antonio Express-News, dont le journaliste a «infiltré» un congrès d’architectes. «Nous prenons au sérieux le problème du climat, a justifié le rédacteur en chef, et franchement, il est étrange que (Al Gore) tienne aussi fermement à empêcher la presse d’entrer». L’ombudsman du quotidien ajoute: «l’appel de Gore a une résonance chez les gens ordinaires, qui s’inquiètent du futur de leurs enfants…» L’Express-News croit que ce message vaut la peine d’être entendu, débattu — mais pas seulement chez les élites qui paient bien pour l’entendre… Ne parler qu’aux privilégiés, ce n’est pas jeter un pont; c’est un mur face à ceux qui sont intellectuellement curieux, incluant les médias.»

La responsabilité d’un Nobel
Cela attise en tout cas les critiques de ses opposants: ceux pour qui le message écologique est secondaire, pour qui seul compte le messager: pour eux, Al Gore travaillerait à sa réélection, et pour cette raison, il choisirait de réduire les risques de citations hors contexte. À l’heure des blogues, où «tout le monde peut être journaliste», ce raisonnement des «environs-sceptiques» ne passe pas la rampe; n’empêche que la culture du secret attise ces flammes, et détourne l’attention du message.

Sans compter qu’Al Gore n’est plus un simple vice-président des États-Unis. Il est désormais un Prix Nobel de la paix. Est-ce qu’une responsabilité de transparence ne vient pas avec?

Encadré
La croisade d’Al Gore: Phase 2
Le nouveau «Plan vert» d’Al Gore, qui vient tout juste d’être lancé, se veut spectaculaire: une campagne de publicité de 300 millions $ sur trois ans. Son slogan: WE can solve it —littéralement, «NOUS pouvons résoudre le problème».

Cette campagne vise à recruter 10 millions d’adeptes prêts à devenir autant de lobbyistes: mousser l’adoption de programmes d’économie énergétique, de règlementations sur la réduction des émissions polluantes, etc. Déjà 150 millions $ auraient été amassés, dont une partie proviendrait des profits générés par deux années de conférences d’Al Gore. Et cette campagne, qui pourrait être vue comme la «phase 2» de son action environnementale, a démarré en lion avec une entrevue le 30 mars à la prestigieuse émission 60 minutes, plusieurs reportages le 31 dans divers médias, le tout préparant le terrain au lancement de la campagne publicitaire, le 2 avril.

Le mot-clef dans We can solve it, c’est «We » — «Nous». «Nous» — Américains — avons accordé les droits civiques aux Noirs, vaincu le nazisme, dit la première publicité. Donc, «nous» pouvons surmonter la crise climatique. C’est là un message familier aux écologistes, mais qu’ils ont encore du mal à faire passer, même après des décennies, chez la partie du public peu encline à lutter contre le réchauffement si cela implique de sacrifier son confort. Peut-être qu’un Prix Nobel et 300 millions $ y parviendront…


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