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The Tribe, de Myroslav Slaboshpytskiy

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 2/5 

Ce premier film ukrainien, présenté à Cannes à la Semaine de la Critique, y a réactivé un débat vieux comme le cinéma et même, pourrait-on dire, remontant aux origines des questionnements éthiques sur l’art. Qu’est-il permis de représenter ? Peut-on filmer la violence sans tomber dans la complaisance suspecte ? Répondre à ces questions à propos de The Tribe est d’autant plus compliqué que le cinéaste ne semble pas se les être lui-même posées. C’est là l’un des problèmes d’un film qui, brillant dans ses vingt premières minutes, échoue à transformer l’essai, et pas seulement pour des raisons éthiques.

© Droits réservés

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Un jeune garçon arrive dans un institut pour sourds-muets de Kiev. Bizuté par une "tribu" locale spécialisée dans les trafics et la prostitution, il grimpe rapidement les échelons de la petite bande avant d’être rétrogradé.

Avant même la projection, The Tribe annonce la couleur : c’est un film à programme. Un tel projet a ses atouts et ses risques, et le film n’y échappe pas. Le programme de The Tribe tient à deux choix : celui de dialogues réalisés seulement en langue des signes non sous-titrée (et son corollaire l’absence de musique extradiégétique) ; celui d’un découpage composé exclusivement de plans-séquences très longs, qui n’interrompent pas l’action.

Un tel programme a le mérite d’être ambitieux, mais je m’étonne qu’on ait davantage insisté sur le choix – quelque peu suspect, j’y reviendrai – de l’absence de sous-titrage plutôt que sur ces plans-séquences qui, d’entrée de jeu, impressionnent. L’arrivée du jeune homme à l’institut représente une séquence vraiment éblouissante de maîtrise tant elle est rigoureusement millimétrée.

Les vingt premières minutes du film sont véritablement enthousiasmantes, surtout quand on pense au défi que représentait ce tournage : le premier long métrage de son réalisateur, des acteurs non-professionnels sourds-muets, des plans-séquences… La méfiance à l’égard de ce projet un peu trop "coup de poing" s’estompe vite : visuellement, le défi de la compréhension fonctionne bien. Le film s’avère très bavard, mais l’absence du détail des conversations ne nuit pas au déroulement de l’action. Le début du film se permet quelques passages drôles, en prise directe avec une certaine actualité (la cérémonie de rentrée, la classe dissipée – malgré le silence qui y règne – et la professeur qui désigne de la main l’énormité russe aux abords de l’Ukraine).

À ce stade du récit, le scénario promet de nous montrer l’ascension du petit nouveau au sein d’une tribu dont on découvre alors les terribles agissements (racket, violence, prostitution : un panaché de délits où manque curieusement le trafic de drogues). La présence de personnages féminins nous laisse entrevoir une possible histoire d’amour qui, on s’en doute, risque de poser problème.

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Malgré ce début réussi, on restait tout de même sur nos gardes, interrogeant en permanence la validité du programme. Si le choix des plans-séquences ne pose pas de problème – on comprend bien l’ambition du cinéaste de laisser l’action se dérouler sous nos yeux sans l’interrompre –, on comprend moins son refus du sous-titrage, et on en vient même à en suspecter l’intérêt. Le fait que les personnages soient sourds-muets tient plus du prétexte (le défi visuel) que du véritable intérêt dramatique : à part à quelques rares moments, la surdité des personnages ne joue strictement aucun rôle dans la narration. L’absence de sous-titres supprime le contenu de la langue des signes pour la limiter à des gestes esthétiquement intéressants mais vidés de sens.

Selon le cinéaste, il s’agirait là d’un « hommage au cinéma muet ». Il oublie que le mutisme du cinéma était un handicap technique qui mettait tout le monde à égalité, avec les mêmes codes langagiers, alors que le handicap physique des personnages les constitue en communauté dont sont exclus les entendants. Cette dimension communautaire très forte aurait pu être davantage exploitée – on le pensait d’ailleurs, avec un tel titre.

Cette suspicion ne nous empêchait pas de profiter des autres intérêts du film, notamment sa mise en scène, et de nous soucier de l’ascension de son personnage principal. Or les choses se gâtent, justement parce que le récit promis n’arrive jamais. Le film se répète et tourne en rond : après avoir couché une première fois avec la jolie fille – une séquence plutôt réussie où on sent poindre davantage que du désir sexuel –, le garçon tarde à réagir et, pendant ce temps, on revoit encore et toujours les mêmes séquences de parkings à camions déserts. La potentielle histoire d’amour n’est jamais exploitée : contrairement à ce qu’il croit, le cinéaste n’a pas filmé la jalousie d’amour, mais la jalousie de la possession. La "chute" du jeune homme n’est pas due à ses sentiments pour la jeune fille, mais à son besoin de la garder pour lui (en l’achetant qui plus est). 

Cette séquence qui devait opérer un tournant dans le scénario échoue complètement. À partir de là, le film ne sait plus quoi inventer pour se renouveler, d’autant plus que les personnages eux-mêmes n’évoluent pas du tout. Pour contrer la répétition, le film ne procède qu’à l’enfoncement toujours plus insoutenable dans l’horreur. Du coup, on finit par se lasser de tant de longueurs et de fioritures dans un film déjà long (près de deux heures et quart), et les plans-séquences cessent d’impressionner. On retient bien sûr ce plan fixe de dix minutes qui détaille les étapes d’un avortement sauvage, mais davantage pour le dégoût qu’il provoque que par sa rigueur ou même son rôle dramatique. Le récit distille quelque chose de plus en plus malsain, et à la limite de l’incohérence : le jeune garçon ne résiste jamais à son embrigadement dans la bande, personne ne semble s’apercevoir de l’existence d’un tel trafic au sein de l’institut.

Ainsi, ce déchaînement de violence semble être une étape "normale" de toute adolescence pour le cinéaste, ce qui a de quoi inquiéter. Et même si on ne voulait pas en arriver aux considérations éthiques, on y est bien obligé : The Tribe soulève des problèmes trop importants pour être évités. La lassitude, à la limite de l’ennui, que produit le film passé un quart d’heure en dit long : à force de ne pas vouloir porter de jugement sur la violence qu’il filme, mais sans pour autant l’insérer dans un scénario digne de ce nom, le cinéaste échoue à éveiller notre conscience. Mais même si c’était son but – démontrer notre indifférence, comme ça s’est vu dans d’autres (grands) films de l’histoire du cinéma –, le film n’est pas doté d’un matériel éthique et philosophique suffisant. Comment résumer le "discours" du film autrement qu’ainsi : "la violence engendre plus de violence" ? C’est un peu trop faible pour soutenir une mise en scène aussi provocatrice, qui se retrouve donc à la limite de la complaisance.

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Le silence qui règne, les couleurs ternes, les cadrages larges (en pied) qui se figent souvent, refusant toute proximité et toute empathie avec des personnages de toute façon antipathiques : autant d’éléments qui contribuent à renforcer la distance entre le spectateur et un film qu’on finit par regarder avec une lassitude visuelle et morale.

Accuser ainsi la distance entre le spectateur et ce qu’il voit peut être un procédé efficace quand il s’accompagne d’un propos vraiment audacieux, mais The Tribe n’est audacieux que dans son programme esthétique. Son propos, lui, est trop faible pour se voir accorder le bénéfice du doute, malgré un réel talent de mise en scène. On retiendra donc le nom orthographiquement compliqué de Slaboshpytskiy en attendant de voir s’il peut se passer de la béquille d’un programme qui réduit son film à une performance efficace sur vingt minutes, lassante au-delà.

Alice Letoulat

Film en salles le 1er octobre 2014.


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