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L’art arabe contemporain, métaphore d’un effondrement

Publié le 06 octobre 2014 par Gonzo
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Faut-il vraiment s’intéresser à la sortie d’un essai sur l’art arabe contemporain à un moment où la région est en proie à des problèmes autrement plus importants ? A première vue, l’étude de Farouk Yousef (فاروق يوسف), publiée en arabe, n’intéresse qu’un petit cercle de spécialistes. Pourtant, ses analyses dépassent son domaine de spécialité et peuvent être étendues à la question de la culture arabe actuelle et, à travers elle, à la compréhension des facteurs qui ont permis que la région soit aujourd’hui au bord de l’implosion.

Publié il y a quelques semaines, L’art dans le labyrinthe. L’art arabe entre le musée, le marché et les diktats des arts (الفن في متاهة الفن العربي بين المتحف والسوق وإملاءات الفنون المعاصرة ) reprend les thèses que ce poète et critique d’art, né à Bagdad en 1955 et aujourd’hui établi en Suède, défend depuis plusieurs années dans la presse arabe – Al-Quds al-’arabi en particulier, où il publiait régulièrement avant que le quotidien ne perde son âme avec le départ de son rédacteur en chef Abdel-Bari Atwan, suivi par une partie de la rédaction.

Dans un univers où les réalités matérielles sont le plus souvent passées sous silence en dépit des sommes colossales qui y sont brassées, Farouk Yousef fait exception. En effet, quand son regard se pose sur les créateurs et leur travail, il n’oublie pas de s’arrêter à leurs conditions socio-économiques, et plus largement d’interroger le tissu complexe d’interrelations entre les différents acteurs de ce que l’on peut appeler, à la suite d’Howard Becker, les « mondes de l’art ».

Selon l’auteur de L’art dans le labyrinthe, plusieurs facteurs se conjuguent aujourd’hui pour déstabiliser en profondeur une scène artistique contemporaine en proie à une telle anarchie qu’on en vient à s’interroger sur son avenir. Parmi ces facteurs figure en bonne place l’arrivée, depuis une vingtaine d’années, d’« experts internationaux » qui proviennent, de fait, de tous les coins de la terre… sauf du monde arabe. Pour Farouk Yousef, qui prend le risque de ne pas se faire beaucoup d’amis dans un milieu où l’on accusera sans doute de se comporter en jaloux incompétent, la seule chose que ces curateurs et autres intermédiaires spécialisés occidentaux ont en commun, c’est une totale méconnaissance de la région, de sa langue et de ses sociétés bien entendu, mais aussi de son tissu artistique, de ce qui fait la spécificité des différents milieux, sa trajectoire artistique qui ne ressemble à nulle autre.

Placés à la tête des biennales, musées et autres art fairs qui se sont développées pour l’essentiel dans les pays du Golfe, là où ruissellent des pétrodollars à la recherche d’investissements profitables, ces experts exercent naturellement une influence sur les pratiques artistiques ; eux-mêmes soumis aux contraintes du grand marché globalisé de l’art contemporain, ils en acceptent toutes les contraintes et incitent les artistes locaux, à la recherche d’une consécration internationale, à adopter les tendances actuelles. Avec pour conséquence, toujours selon Farouk Yousef, une désorganisation totale du marché où les étoiles du moment, de jeunes artistes dont le travail, à peine ébauché, n’offre qu’une pâle copie de ce qui se fait ailleurs, pimenté au besoin d’une touche d’exotisme, tout en l’emportant – en termes de prix bien entendu ! – sur les œuvres d’artistes consacrés depuis longtemps.

Ces derniers, qui pratiquent encore souvent des formes que d’aucuns jugent aussi ringardes que le dessin ou la sculpture, sont ainsi de plus en plus en marginalisés par les diktats de ceux qui font l’art contemporain où dominent, presque exclusivement, l’art conceptuel et les créations numériques de l’art labellisé postmoderne. Pourquoi pas, sans doute, puisqu’il n’y a pas de raison que la création arabe s’enferme dans sa bulle en se tenant à l’écart des courants artistiques actuels ? Sauf que, dans le cas arabe, cette évolution, qui rompt l’évolution « naturelle » de la création contemporaine d’avec ses origines, celle de la modernité artistique arabe et de son siècle d’expérimentations, n’est pas une sorte de fatalité tombée du ciel mais, au contraire, le résultat d’un contexte bien particulier.

A l’origine de la situation actuelle, en effet, on trouve les bouleversements géopolitiques qui font que la région est aujourd’hui dominée – y compris dans le domaine de la culture – par les pays du Golfe. Ce sont ces derniers qui, à l’image de ce que l’on observe dans tous les domaines, ont investi dans l’acquisition d’expertises étrangères destinées à maximiser les profits pétroliers investis dans une économie spéculative ultralibérale. Déjà fragilisés par des experts étrangers qui ne les connaissent guère et s’y intéressent souvent bien peu, les fils ténus qui tissent la tradition plastique arabe sont encore plus mis à mal par des décisionnaires locaux qui, non seulement, n’ont rien à voir avec les politiques culturelles de jadis, mais développent, en outre, un profond mépris, voire une antipathie profonde avec les valeurs qu’elles prônaient (la culture populaire, l’engagement, le syncrétisme religieux, etc.)

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Pour Farouk Yusef, c’est bien la structure même du marché de l’art dans le Golfe qui favorise cette sorte de « colonisation » de l’art arabe par les acteurs du marché global (experts, mais aussi courtiers, dealers et même ONG diverses et variées se donnant pour mission de « faire progresser » les plasticiens locaux). Mais comme « les portes sont ouvertes entre la culture, la politique et l’économie », ainsi qu’il le dit dans cet entretien récemment publié dans le quotidien Al-Safir, « on comprend [à présent] que le projet est plus compliqué que cela : il a commencé culturellement et il finit politiquement et économiquement ».

Avec ses inconséquences, ses excès loufoques et ses faux hors de prix qui inondent le marché alors que les tableaux des pionniers pourrissent dans des institutions criant misère (ici, le cas du musée Mahmoud Said à Alexandrie), l’art arabe exprime, révèle ou encore met en forme une incapacité totale à prendre en main son propre destin. Mais l’anarchie totale qui règne aujourd’hui, l’effondrement des valeurs auxquels on assiste, ne se limitent pas au monde de l’art. En réalité, ce sont des signaux, ou encore des sortes de métaphores d’une crise généralisée qui menace la région tout entière.


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