Condorcet fut un « mouton
enragé ». Intellectuel timide et maladroit, orateur inaudible à une
époque de tribuns, il n’en fut pas moins une sorte d’extrémiste forcené qui se
fit beaucoup d’ennemis. A commencer par ceux de sa caste d’origine.
Petite, mais vieille, noblesse. Pauvre. Jeunesse mal connue, mais apparemment triste. Il découvre
les mathématiques. Elles seront son refuge et la passion de sa vie. Elles lui
font connaître la gloire. Les philosophes des Lumières l’accueillent comme l’un
des leurs. A une époque où la science et le
progrès sont une sorte de folie collective, il acquiert une réputation de rock star,
une considération universelle. Il accède au pouvoir avec son ami Turgot, devenu
ministre. Il brûle d’appliquer la science au gouvernement du pays. Mais soit
que les bénéfices soient trop longs à se manifester, soit que la dite science ne
soit pas totalement au point, Turgot est remplacé par Necker. Du libre échange
on passe au protectionnisme exigé par le peuple. Puis c’est la Révolution. S’il
ne parvient jamais à se faire entendre, Condorcet va y jouer un rôle de premier
plan par ses écrits et le respect que l’on porte à sa réputation scientifique. Il
travaille d’ailleurs jour et nuit. Il sera le précurseur de beaucoup de nos
idées modernes. Il est, avant tout le monde, républicain (les révolutionnaires
seront longtemps favorables à une monarchie constitutionnelle), contre la peine
de mort, pour l’égalité des hommes et des femmes. C’est aussi le père du
système éducatif qui fut l’âme de notre pays, jusqu’à récemment. Le mouton
enragé accompagne la marche de la révolution vers la gauche. Longtemps proche
des Girondins, il les abandonne pour se rapprocher de Danton. Car son dernier
combat sera contre la désunion des Révolutionnaires, et, pour cette raison, contre Robespierre. Ce
qui lui vaudra la haine de ce dernier. Et de mourir, épuisé, en prison. Les
nobles idées du « dernier des
philosophes » des Lumières n’ont pas pesé lourd face à la folie des hommes.
(Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet, Le livre de poche, 1988.)