Magazine Conso

Les coquelicots

Publié le 29 octobre 2014 par Ninnissa

Sarah courait déjà depuis un bon moment dans ce champ de coquelicots. Elle ne voyait plus ses frères.
Aveuglée par le soleil aride d’Alger, elle avait du mal à les rattraper.

« J’aurais du rester avec Saliha » maugréa-t-elle.

Sa robe de coton, trop grande et bien trop usée lui donna soudain un coup de chaud. Elle décida de s’arreter, là, au milieu des fleurs.
Ses coquelicots elle les aimait. C’etait son jardin secret de petite fille de dix ans.

Quand leur père etait rentré ce jour là pour dejeuner, il avait piqué une colère noire contre Lyès. Armé de sa ceinture, il se dirigeait vers ce dernier quand Aziz s’etait interposé.

Il était l’ainé et du haut de ses treize ans, il pensait devoir subir toutes les punitions, justifiées ou non, à la place de ses frères et sœurs.

Cet acte de bravoure ne plaisait guère au patriarche qui voyait la dedans une forme de rébéllion et d’insolence.
Cela ne le contraria que d’avantage. Il s’en donna à coeur joie contre Aziz et Lyès. Les deux garçons retenaient leurs larmes au maximum pour ne pas exceder leur père.

Devant cette scene de violence, les deux petites soeurs s’etaient mises, elles, à pleurer. Saliha, plus agée que Sarah, tenait fermement sa soeur par la main. Il ne fallait pas bouger pour ne pas attirer l’attention. Elles auraient pu s’enfuir ou monter dans leur chambre. La peur et le choc les petrifiaient.

Abderrahman Deb était un bon fonctionnaire de l’ Algerie Française. Il conduisait des bus. Son poste etait jalousé et critiqué par certains « autochtones » du quartier. Il n’en avait que faire.

« Les Français, moi, ils ne m’ont rien fait! Toutes les semaines ils me payent un salaire et ça me va tres bien! »

C’etait un homme très intelligent, il avait été à l’ecole jusqu’à quatorze ans et avait reussi à se trouver « une place au soleil » comme disait les voisins. On le craignait beaucoup. Il etait sans pitié et on plaignait ses enfants qui subissaient son autorité quasi militaire et son manque total d’empathie et d’amour.

« Les enfants sont là pour obéir et servir leur père ».

Ce matin là Lyès etait de corvée de courses. Il n’avait malheureusement pas ramené, à temps, le poisson du marché afin que sa belle mere puisse le servir au dejeuner.

« Mais papa je te promets il y avait la queue, tout le monde voulait du poisson ce matin. J’ai fait au plus vite je te jure… »

M Deb ne supportait pas qu’on lui mente. Evidemment, il pensait que tout le monde lui mentait, il n’avait confiance en personne. Aussi il faisait usage presque tous les jours de sa vieille ceinture de cuir.

Ce midi là, la correction avait été ecourtée par la reprise du travail du père. Les quatre enfants voyant leur pere se preparer à retrouner au centre de bus, avaient pris la poudre d’escampette vers le terrain vague.

Ils n’avaient pas le droit d’y aller car il fallait traverser un chemin de fer jugé trop dangereux par leur pere.
Sarah n’aimait pas spécialement le terrain vague. Il y avait beaucoup de gamins encore plus pauvres qu’elle, qui fumaient des cigarettes roulées et jouaient avec de la féraille rouillée.

Elle avait suivit ses freres pour ce champ de fleur qui se situait un peu avant le chemin de fer.

La mère des enfants était morte quand Sarah n’était agée que de cinq ans. Cette derniere n’avait pas beaucoup de souvenir d’elle. Ce qui lui manquait c’etait son odeur.
Le père n’avait absolument rien gardé de Zohra sa premiere femme. Surtout lors de son remariage l’année suivante. Il fallait faire place à la « nouvelle maman ». C’etait comme si Zohra n’avait jamais existé. Il n’y avait aucune photo, aucun vetement, aucune odeur. Sarah s’etait au fil des années inventée des souvenirs. elle avait ainsi decidé que sa maman ne pouvait sentir que le coquelicot. C’etait pour elle la plus pure et belle senteur du monde. C’etait forcement celle de sa mere.

S’allonger dans ce champ c’etait un peu se blotir dans les bras de sa mere. Elle ne visualisait plus son visage mais elle sentait son odeur. Après chaque episode violent à la maison elle venait s’y réfugier.

A dix ans elle avait trouvé refuge dans son monde imaginaire et vivait son enfance aussi pleinement qu’elle le pouvait.

coquelicot


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Ninnissa 139 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines